Corridas : les boulets de l’économie française

À la veille du potentiel examen de la proposition de loi déposée par Aymeric Caron et ayant pour sujet l’interdiction de la pratique de la corrida sur l’ensemble du territoire national (nous disons bien potentiel tant l’obstruction parlementaire au débat démocratique par des députés aficionados va être d’envergure), nous avons pu entendre ces dernières semaines nombre d’arguments débités par les amateurs de torture et repris brut de décoffrage par beaucoup de médias en panne de capacité d’analyse et de vérification des sources.

Nous avons bien sûr eu droit, entre autres, à la sempiternelle excuse de la tradition qu’il ne faut à aucun moment remettre en cause. Nous ne reviendrons pas ici sur cette idiotie qui veut qu’une pratique soit dépénalisée au simple motif qu’elle existe depuis le milieu du 19ème siècle. Parce que, en suivant ce raisonnement, la France devrait dépénaliser d’autres pratiques multiséculaires bien plus anciennes tels que le meurtre ou le viol…

Nous allons plutôt nous attarder sur un motif imparable aux yeux des aficionados : le poids économique de la corrida. Après tout, ils ne font qu’appliquer la doxa du monde capitaliste dans lequel nous vivons : quel que soit le domaine concerné, peu importe les conséquences morales, sociales, environnementales, sociétales, l’essentiel est que la déesse Économie se porte à merveille.

Donc si la corrida représente un poids économique important, il faut faire fi de son degré d’éthique : elle devra être maintenue coûte que coûte. C’est dans cette optique que les arguments financiers ont été balancés à tout va : la corrida, c’est plusieurs dizaines de millions d’euros de business, c’est le gage de la réussite des ferias qui ne pourraient exister sans elles, c’est un apport économique vital aux territoires où elle se pratique.

Un tissu de mensonges, comme nous allons le voir ci-dessous.

Le découplage feria/corrida

Les défenseurs de la corrida lient systématiquement celle-ci aux ferias qui se déroulent potentiellement en parallèle. Or, ce sont deux éléments totalement indépendants.

Il existe des corridas sans ferias : les exemples sont nombreux, y compris au sein des arènes de première catégorie, où d’ailleurs la gratuité du spectacle n’assure même pas la présence en masse du public. Et il existe bien entendu des ferias sans corridas où tout est pour le mieux dans le meilleurs des mondes, que ce soit pour les visiteurs comme pour les commerçants.

La disparition potentielle de la corrida n’est donc en rien synonyme de disparition des ferias.

L’impact des corridas sur l’économie des ferias

a – L’activité économique directe de la corrida

Les aficionados avancent systématiquement que la corrida est un atout économique majeur, générant directement pas moins de 40 millions d’euros de business. Un argument que s’empressent de reprendre nombre de journalistes sans se poser la question la plus élémentaire : à quoi fait-on référence lorsque l’on évoque 40 millions d’euros de business ?

Si nous nous arrêtons sur l’un de ces articles rédigés par le monde de la presse, il faut comprendre que ce montant correspond au chiffre d’affaires de l’ensemble des organisateurs de corridas.

Dès lors, deux remarques s’imposent.

La première est qu’il serait intéressant que les soutiens de la corrida, élus comme organisateurs, sourcent les chiffres qu’ils avancent car, bien que répétés à l’envi depuis plusieurs années, aucun document statistique ou économique officiel, émanant d’une structure ou organisme indépendant et impartial, n’a jamais été présenté afin de justifier ces 40 millions d’euros de chiffre d’affaires annuels. Sans compter que nombre de professionnels du secteur s’assoient sur la loi et ne communiquent pas les éléments à caractère financier qu’ils sont censés transmettre aux tribunaux de commerce. Compliqué dès lors de chiffrer quoi que ce soit.

La seconde est que la notion de chiffre d’affaires en elle-même n’est en aucun cas un gage de succès économique. Le chiffre d’affaires correspond uniquement aux ventes de biens ou de prestations de services de l’entité concernée et non à son bénéfice potentiel. Il suffit de comparer les chiffres d’affaires et le résultat de certaines sociétés organisatrices pour se faire une idée (données reprises avant 2020 afin d’écarter l’impact potentiel de la Covid-19) :

Société Ville Année Chiffre d’affaires Résultat
Simon Casas Production Nîmes 2018 8 015 517 € -60 955 €
Simon Casas Production Nîmes 2019 7 534 412 € -195 231 €
Ludi Arles Organisation Arles 2018 2 096 512 € -18 174 €
Ludi Arles Organisation Arles 2019 2 314 259 € 3 959 €
Plateau de Valras (1) Béziers 2016 ??? -446 455 €
Plateau de Valras (2) Béziers 2017 1 469 740 € 21 854 €
  • (1) Il s’agit des 2 derniers exercices connus. Celui de 2018 ne s’étale que sur 8 mois suite à un changement de date de clôture et a fait l’objet d’un dépôt partiel des comptes annuels où le compte de résultat de la société est manquant. La société ne dépose plus ses comptes annuels depuis 2019, sans sanction aucune.
  • (2) Dépôt des comptes incomplet.

L’on s’aperçoit à travers ces exemples que plus le chiffre d’affaires de la société organisatrice est élevé, plus le résultat a tendance à se traduire par une perte abyssale.

Il est à noter que les pertes de certaines de ces sociétés auraient été bien plus importantes (ou les bénéfices inexistants) sans l’apport d’argent public (ex : subventions de 51 000 € en 2017 et 48 000 € en 2018, indemnité municipale de 124 000 € en 2020 pour Simon Casas Production ; subvention de 128 000 € en 2020 et fonds de solidarité de 194 000 € en 2021 pour Ludi Arles Organisation, etc.)

Il n’y a qu’à d’ailleurs observer le destin des sociétés organisatrices de corridas pour se faire une idée du degré de viabilité économique de ce secteur, que ce soit à Arles (liquidation judiciaire de la SAS Jalabert Frères en 2016), à Béziers (liquidation judiciaire de la SAS Plateau de Valras en 2021) ou Nîmes (la société Simon Casas Production au bord de la cessation de paiement en 2020).

Lorsque l’organisation des corridas n’est pas confiée à une société commerciale du secteur privé mais se présente sous forme de régie directe par la municipalité, le tableau n’est guère plus reluisant : il suffit de se pencher sur le cas emblématique de la ville de Bayonne. Un million d’euros de perte pour la municipalité sur les dernières données fournies concernant les années 2006 à 2014.

b – L’impact économique indirect sur les ferias

Lorsque des corridas ont lieu au cours d’une feria, leurs défenseurs voudraient nous faire croire que la présence des spectateurs accentue substantiellement les revenus des commerçants locaux. Allant jusqu’à avancer le chiffre hallucinant de 60 millions d’euros de retombées financières. De nombreuses sources, y compris celles du monde taurin, concordent : les entrées aux corridas représentent entre 3 et 5 % du nombre de visiteurs de la feria.

À titre d’exemple, on peut citer la feria 2022 de Béziers où ont été dénombrés 24 000 spectateurs aux différents spectacles tauromachiques pour 830 000 visiteurs ayant fréquenté la ville, soit un ratio de 2,89%.

Ou encore celle de Nîmes où Frédéric Pastor lui-même, adjoint aux festivités et à la tauromachie, indique que 1,2 million de visiteurs se rendent à la feria de la Pentecôte pour à peine 50 000 entrées au cours des corridas organisées dans le même temps, soit un ratio de 4,17 %.

À moins que chaque spectateur de corridas dépense plusieurs milliers d’euros à la sortie des arènes (la réalité montre surtout qu’ils repartent illico presto une fois le spectacle sanglant terminé), le poids économique indirect de la corrida est plus que dérisoire. Et serait très certainement compensé, en tout ou partie, par les citoyens qui se refusent à se rendre aux ferias, ne supportant pas l’idée qu’à quelques centaines de mètres de là des animaux sont en train de se faire torturer.

L’avenir du secteur en cas d’abolition de la corrida

Dernier argument économique de poids des aficionados : la disparition de la corrida serait synonyme d’un chômage massif pour tous ses acteurs privés de leur activité. Il n’en est absolument rien, les pistes de reconversion sont nombreuses, déjà existantes sur le territoire national ou provenant de l’étranger.

Pour ce qui est de l’existant, on peut citer les nombreux concerts qui se tiennent au sein des arènes, attirant plusieurs dizaines de milliers de spectateurs à chaque représentation, ce qui assure à l’organisateur un confortable revenu connu généralement plusieurs mois à l’avance en raison de la rapidité de la vente des billets de spectacles (à peine quelques heures à compter de leur mise en vente pour certains artistes).

On peut également citer d’autres manifestations reposant sur la culture et/ou sur l’histoire qui ont déjà fait leurs preuves, telles les journées romaines ou le spectacle son et lumières « Nîmes, cité des dieux ».

Nombre d’exemples nous viennent tout droit d’Amérique latine où les arènes ont été reconverties en espace sportif, en terrain de jeux pour enfants, ou encore en bibliothèque et service civique, désormais fréquentées par des dizaines de milliers de visiteurs tout au long de l’année, pour y célébrer la vie et le vivre ensemble et non plus pour y vouer un culte de la violence et de la mort.

Quant aux élevages de taureaux, ils seraient à même d’attirer un public beaucoup plus nombreux si, plutôt que d’envoyer leurs magnifiques bêtes au sein d’abattoirs à ciel ouvert, ils proposaient aux touristes de venir les admirer évoluer au sein de leur espace naturel. Une activité qui, bien maîtrisée, déboucherait sur une économie touristique substantielle et totalement respectueuse de l’animal.

La disparition de la corrida serait donc le gage d’une amélioration des statistiques économiques du pays, d’une meilleure santé financière des collectivités territoriales et d’un développement du lien culturel et social.

Mais qu’est-ce que les députés attendent ?

David Joly
Trésorier Flac et No Corrida