Pour les aficionados, la corrida est un art noble opposant l’Homme et la Bête, le matador et le toro. Ce dernier est volontiers présenté par les pro-corrida comme un fauve, un animal de combat qui se grandit par sa bravoure face à ceux qui le toréent jusqu’à l’estocade finale, c’est-à-dire la mort de l’animal.
À lire les chroniqueurs spécialisés, tout n’est que beauté dans ce face-à-face de quinze à vingt minutes très codifié, lors duquel le taureau subit toutes sortes de blessures jusqu’à ce qu’il succombe.
Un point important de vocabulaire : les trois principales qualités d’un taureau selon les adeptes de la tauromachie sont la « bravoure », la « noblesse » et la « caste ».
La « bravoure » se manifeste par sa promptitude à charger à la moindre sollicitation et par la répétition inlassable de ses charges. La « noblesse » est caractérisée par le fait que l’animal charge en ligne droite sans donner de coups de tête imprévisibles. La « caste » consiste à présenter d’autres qualités telles que la force et l’aspect esthétique. Ces précisions sémantiques vont être utiles pour la suite.
Au-delà des arguments des aficionados et de ceux des anti-corrida, voici quelques faits avérés et incontestables, dont certains sont rarement énoncés ou peu connus.
1 – Le « taureau de combat » est une création artificielle de l’Homme
La toute première des vérités, c’est que le taureau est un herbivore. Comme tous les herbivores, il n’a rien d’un fauve. Il suffit de regarder des troupeaux de taureaux paître paisiblement ou côtoyer des humains dans un contexte non agressif pour s’en convaincre.
Ce n’est qu’au prix d’un conditionnement on ne peut plus artificiel et de nombreux croisements consanguins que certains de ces animaux sont préparés à devenir ceux que l’on envoie dans les corridas. Et encore, ce tripatouillage empirique est-il loin d’être efficace puisque la première réaction d’un taureau qui déboule dans une arène est de fuir, donc de courir en rond à la recherche d’une issue. Malheureusement pour lui, il n’y en a aucune.
Dans la nature, il n’existe pas plus de « taureau de combat » qu’il n’y a de lapin guerrier ou de brebis d’assaut.
2 – Les taureaux envoyés aux arènes sont souvent de simples veaux
Les taureaux qui se retrouvent dans les arènes sont âgés de 2 à 5 ans, parfois un peu moins. L’espérance de vie naturelle d’un taureau qui meurt de vieillesse est d’une vingtaine d’années.
Un taureau envoyé à la corrida, quel que soit son aspect impressionnant, est donc un animal au tout début de sa vie, parfois un simple veau encore en cours de croissance comme dans les novilladas, corridas exécutées par des adolescents (dont certains âgés de moins de 12 ans).
3 – Le combat est truqué avant qu’il ne commence
Après un transport épuisant et stressant depuis l’élevage jusqu’à l’arène et dans les heures ou les minutes qui précèdent son entrée dans l’arène, le taureau subit toute une « préparation » visant à le diminuer physiquement tout en le rendant encore plus agressif.
Ses cornes sont raccourcies à la scie pour réduire le risque qu’elles accrochent le matador au passage. Comme elles ont une sensibilité équivalente à celle de nos dents, il faut maintenir le taureau dans un carcan étroit, le cajon, pour qu’il ne puisse pas se soustraire à la douleur, sa tête étant extraite hors des barreaux par des cordes qui l’empêchent de la bouger le temps que les cornes soient sciées à vif sur environ cinq à six centimètres.
Elles sont ensuite polies, colorées et vernies pour que rien ne soit visible. Si les cornes saignent, elles sont colmatées avec des échardes en bois. L’opération dure au total une trentaine de minutes.
Les avantages pour le matador sont multiples : non seulement les cornes sont moins larges, mais en plus, l’animal a des repères faussés en raison de leur raccourcissement et enfin, il va hésiter à s’en servir parce que la douleur est extrême. Cette opération s’appelle l’afeitado (« rasage » en espagnol).
Bien qu’interdite depuis des décennies, elle est toujours largement pratiquée comme l’attestent des contrôles vétérinaires annuels réalisés depuis 2007, selon lesquels environ un quart des taureaux observés post-mortem l’ont subie. Aucun aficionado ne pourra réfuter leurs conclusions puisqu’ils ont été rendus publics par l’Union des Villes Taurines Françaises qui, pourtant, interdit le recours à l’afeitado. La ville de Nîmes, l’une des plus emblématiques de la tauromachie française, s’est retirée il y a plusieurs années de l’UVTF, justement pour ne pas avoir à obéir à ce règlement qui, de toute façon, n’est suivi nulle part.
Le taureau reçoit souvent plusieurs médicaments visant à l’affaiblir, principalement des purgatifs pour qu’il ait des diarrhées et des neuroleptiques pour l’hébéter. Le même produit est aussi donné aux chevaux en combinaison avec de la morphine, pour qu’ils ne paniquent pas à l’approche des taureaux lorsque les picadors les poussent au contact. Les chevaux ont, de plus, les oreilles bouchées avec du coton et les yeux occultés avec des oeillères.
D’anciens vétérinaires d’arènes ont également déclaré que les taureaux pouvaient recevoir une dose massive de dexaméthasone, un anti-inflammatoire qui est aussi un puissant antalgique. Le but est que l’animal ne s’effondre pas trop vite en raison des douleurs extrêmes qui lui sont infligées pendant le combat.
D’autres pratiques ont parfois été décrites, mais il n’existe pas de source irréfutable sur leur réalité. Un point certain, en revanche, est que le taureau a une très mauvaise vue. Il est myope et ne détecte que les objets en mouvement. De ce fait, il ne chargera que la cape et pas le torero.
Marc Roumengou, grand aficionado, ancien alguazil des arènes du Soleil d’Or de Toulouse, a dénoncé tous ces agissements dans ses livres : Fraudes sur les taureaux de combat – Prévention, voies de recours, éléments de réglementation et Les chutes des taureaux de combat : causes naturelles, causes frauduleuses, solutions. Sans parler des conséquences des croisements répétés dans les élevages qui conduisent à des dégénérescences et des fragilisations multiples.
On peut se demander en quoi la « caste » (force et esthétique, voir définition plus haut) est ainsi respectée puisque tout est fait, dès cette étape préliminaire, pour affaiblir le taureau, perturber ses perceptions et modifier son esthétique.
Dernier coup bas : le taureau est parfois poussé dans l’arène avec un empujador, pique fourchue qui lui inflige une décharge électrique.
4 – Le taureau baisse la tête parce que les muscles de son cou sont sectionnés.
La corrida est divisée en trois tiers ou tercios : le tercio de pique, le tercio de banderilles et le tercio de mise à mort.
Lors du tercio de pique, le picador à cheval vient au plus près du taureau pour lui planter dans le garrot, de haut en bas, une pique de 2 m 60 terminée par une pointe en acier de 9 cm. Malgré une butée qui devrait limiter sa pénétration à une coupure superficielle, il l’enfonce d’une trentaine de centimètres en faisant un mouvement de vissage.
Le but est de sectionner les muscles du cou de l’animal pour qu’il ait du mal à tenir sa tête en position haute. La tête baissée donne alors l’impression qu’il veut charger à tout moment. De plus, le matador aurait beaucoup plus de mal à le tuer s’il gardait la tête haute. Et enfin, lorsqu’il a la tête baissée, cela réduit d’autant son champ de vision.
Les aficionados appellent cela « régler le port de la tête de l’agresseur » et « humilier » l’animal. Notons au passage que c’est le taureau agressé qui se retrouve qualifié d’agresseur et qu’il est nécessaire de l’humilier… mais pour le punir de quelle faute ?
On voit donc que la « noblesse » (attitude consistant à charger sans bouger la tête, voir définition plus haut) du taureau n’est en fait rien d’autre que le résultat d’un trucage chirurgical (la lésion des muscles du cou).
5 – Les banderilles visent à faire souffrir le taureau et à lui faire perdre le plus de sang possible
Lors du second tercio, trois paires de banderilles sont plantées dans le dos du taureau. L’aspect décoratif des papillotes colorées ne doit pas faire oublier que les banderilles sont des harpons munis d’un crochet anti-recul de 6 cm. Le but est de redoubler la douleur provoquée par les piques et de provoquer des hémorragies pour l’affaiblir au maximum.
Les aficionados disent que le rôle des banderilles pour le taureau est de « parachever le réglage du port de tête et raviver son ardeur ». La réalité, c’est qu’à la fin de ce tercio, il est épuisé après avoir perdu beaucoup de sang, ce qui est parfaitement visible sur une multitude de photos et de films.
Sa « bravoure » (capacité à charger sans relâche, voir définition plus haut) n’est en rien un signe de courage, mais de désespoir et de souffrance.
6 – La mise à mort n’est généralement pas provoquée par l’épée du matador, mais par de nombreux coups de poignard sur l’animal à terre
L’estocade consiste, pour le matador, à enfoncer son épée de 80 cm jusqu’à la garde entre le haut de la colonne vertébrale et l’omoplate droite du taureau. La plupart du temps, l’estocade n’est pas fatale et plusieurs épées sont plantées successivement jusqu’à ce qu’il tombe à terre.
L’animal est ensuite achevé à coups de poignard (la puntilla), portés au niveau de la nuque pour atteindre la moëlle épinière cervicale. Il faut parfois jusqu’à une trentaine de ces coups pour que le taureau succombe.
7 – Les « trophées » sont souvent tranchés sur le taureau encore vivant
Lorsque le matador obtient de prendre des trophées sur le taureau (une à deux oreilles, la queue), il n’est pas rare que l’animal soit encore vivant au moment où il est mutilé. Plusieurs documentaires filmés l’attestent.
8 – Les taureaux qui refusent le combat sont également tués
Il arrive qu’un taureau refuse l’affrontement tellement il est terrorisé. Il tente de s’enfuir en courant autour de l’arène, essayant parfois de sauter par-dessus la bordure. Les aficionados le qualifient de « manso » (lâche).
Il est alors poursuivi et acculé par les assistants (les peones) et le matador lui-même. Ils lui plantent dans le dos des banderilles noires, encore plus douloureuses que les banderilles standards.
Puis, ils le criblent de coups d’armes blanches diverses jusqu’à ce qu’il meure.
9 – Les taureaux « graciés » ne survivent pas non plus
En théorie un taureau gracié, parce qu’il a particulièrement « bien combattu » selon les canons de la tauromachie, a droit à la vie sauve.
En pratique, il va succomber dans quasiment tous les cas, en raison de l’hémorragie massive qu’il a subie lors des deux premiers tercios. Mais cela, c’est à l’abri des regards du public. Une situation similaire à la corrida portugaise, lors de laquelle le taureau n’est pas mis à mort sous les yeux du public, mais une fois de retour dans les coursives de l’arènes, où il est soit achevé, soit laissé à l’agonie pendant deux jours avant de mourir.
10 – Les chevaux, victimes collatérales
Des chevaux sont utilisés lors de trois formes de corrida, pour leur plus grand péril : la corrida espagnole où ils servent de monture aux picadors, la corrida portugaise qui se pratique entièrement à cheval et la corrida de rejon.
Dans la corrida espagnole, le cheval est protégé depuis 1928 par un tablier épais, le caparaçon. Avant cette date, il était la victime fréquente des taureaux affolés. Depuis, les accidents sont plus rares mais n’ont pas disparu pour autant. C’est ainsi que des éventrations se sont produites ces quinze dernières années lors de corridas dans de grandes villes taurines. Ajoutons que les chevaux des picadors sont fréquemment drogués et ont les yeux occultés pour éviter qu’ils paniquent, ce qui les met d’autant plus en danger.
La corrida de rejon est la forme qui provoque le plus de victimes par éventration chez les chevaux, qui sont là utilisés sans aucune protection. De fait, le cheval joue le rôle de bouclier entre le taureau et le rejoneador (l’équivalent du matador).
Il est difficile de donner une estimation du nombre de chevaux éventrés lors de corridas de rejon, beaucoup étant mortellement blessés lors des entraînements, à l’abri de tout témoignage photographique.
Parmi les cas les mieux documentés de ces dernières années lors de séances publiques, on peut citer un cheval de Leonardo Hernandez à Bayonne en 2001 et un autre, Xelim, monté par Rui Fernandes à Séville en 2012. Ils sont loin d’être les seuls puisqu’il y a des victimes tous les ans.
Soulignons que lorsqu’un cheval est éventré lors d’une corrida de rejon, son cavalier en fait aussitôt entrer un autre pour continuer sa prestation.
Dans le cas de Rui Fernandes, on voit même le public et le cavalier rire largement quand Xelim s’enfuit avec ses tripes pendantes entre les pattes avant de succomber.
Cette réaction est considérée comme normale, comme le montre le roman Mort dans l’après-midi d’Ernest Hemingway, paru en 1932, où l’auteur aficionado raconte à quel point il trouve drôle l’éventration d’un cheval lors d’une corrida :
« Lors de la tragédie d’une corrida, le cheval est le personnage comique. […] Le comique chez ces chevaux, ce n’est pas leur mort […] mais les accidents étranges et burlesques qui leur arrivent.
Il n’y a certes rien de comique à voir un animal se vider de ses viscères, mais si cet animal, au lieu de faire quelque chose de tragique, de digne, galope comme une vieille servante raide autour de l’arène avec une traîne qui est l’inverse d’une nuée glorieuse, il est aussi comique avec ce qu’il traîne que lors-que les clowns Fratellinis font un spectacle burlesque dans lequel les viscères sont représentées par des rouleaux de bandages, des saucisses et autres.
Si ces derniers sont comiques, le cheval l’est aussi ; l’humour est basé sur le même principe.
J’ai vu ça, des gens qui courent, des chevaux qui se vident et leur dignité qui part en morceaux dans les éclaboussures et le traînage de ce qu’ils ont de plus intime, en une forme de tragédie complètement burlesque.
J’ai vu ces, appelons-les étripaillages, c’est le pire mot possible, et lorsqu’ils se produisent, ils sont très drôles. »
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Tous les faits rapportés ici sont solidement établis et reconnus par les aficionados eux-mêmes.
Si vous pensez qu’aucun de ces détails ne vous semble en contradiction avec votre conception de la fête, de l’art, de la noblesse ou de la bravoure, voire même si leur description détaillée vous réjouit et vous donne envie d’aller voir des corridas, alors vous êtes un aficionado.
Si vous pensez qu’un seul de ces faits est indigne, inacceptable ou révoltant, vous faites partie des trois-quarts de Français qui souhaitent l’abolition définitive de la corrida, reconnue comme une torture animale par la loi française depuis 1850, punie de deux ans de prison et de 30 000 euros d’amende pour ceux qui la pratiquent, mais pourtant tolérée depuis 1951 par mesure d’exception dans une douzaine de départements du sud du pays.
Roger Lahana