Eric Baratay, professeur à l’Université de Lyon, est historien spécialiste des relations hommes-animaux à travers l’Histoire. Pour notre plus grand bonheur, il était présent à la fête du Livre de Saint-Etienne (6-8 octobre 2017) et a animé plusieurs conférences. Eric Baratay n’est pas un romancier. C’est donc l’historien, par un travail minutieux de collecte de documents et de données scientifiques qui a, à travers le langage humain, donné la parole à plusieurs animaux qui ont marqué leur temps.
Souffrance animale : la fin du débat d’opinion
L’animal-machine de Descartes a vécu. A la lumière de l’éthologie et des neurosciences, il n’est plus possible aujourd’hui de nier la souffrance des animaux. Le simple doute n’est plus permis. Eric Baratay donne le ton et cite Hemingway selon lequel le taureau au cours d’une corrida ne ressent pas plus de douleur que lors d’une entorse. Des propos désormais qualifiés d’hérésie. Ainsi, une pseudo-étude menée par les aficionados concernant l’absence de souffrance du taureau pendant le supplice de la corrida a été infirmée par l’ensemble de la communauté scientifique. Eric Baratay introduit son propos avec cet exemple. Il connait bien le sujet, il y a consacré un ouvrage. Le cas de la corrida est omniprésent dans son discours.
Ses recherches tordent ainsi le cou à cette vision binaire du monde qui nous a accompagnés jusqu’alors : l’homme d’un côté et les animaux de l’autre. En effet, il y a l’homme… et les autres espèces, chacune avec ses particularités et ses cultures. La pyramide du vivant, qui place l’homme en son sommet et les autres espèces en dessous selon des critères anthropocentriques, est erronée. Pour représenter le monde du vivant en tenant compte des avancées scientifiques, l’image de l’arbre dont une espèce repose sur chaque branche est plus adaptée. Si cet arbre de vie forme une unité, les branches qui le composent sont autant de visions du monde différentes.
Cet « arbre de la vie » trouve ses racines dans les démocraties occidentales. En effet, cette juste vision du vivant se développe proportionnellement à l’expansion des valeurs démocratiques d’une civilisation. Ce n’est pas un hasard si l’Angleterre, l’une des plus anciennes démocraties au monde, est « l’inventeur » de la protection animale.
Mais, revenons à notre arbre, symbole du vivant. Ainsi, les branches représentent les espèces et celles-ci se déploient jusqu’à l’individu. La nouveauté occidentale réside dans cette recherche de l’individualité. L’idée tenace selon laquelle les groupes d’animaux forment une masse compacte où règnent la loi du plus fort et l’agressivité est bannie. Aucun groupe social ne peut tenir dans la violence. A l’intérieur de leur groupe, les individus, selon leur tempérament, font preuve des mêmes qualités que les hommes pour assurer cohésion et pérennité à leur structure sociale. En outre, la sociologie appliquée aux animaux permet d’affirmer que des cultures différentes sont présentes à l’intérieur même de chaque espèce. Ainsi, un groupe de macaques japonais lavent les patates avant de les consommer, alors qu’un autre groupe de macaques voisin ne réalisera pas ce geste.
De même que l’on observe combien il est illusoire de prétendre tirer des conclusions à tendance généralistes sur une espèce à travers l’espace, on aboutit à la même conclusion à travers le temps. On sait que les chiens français, généralement plutôt choyés et attachés à une famille, ne sont pas les chiens du Brésil, souvent pourchassés, battus et vivant dans la rue. De la même manière, il serait fallacieux, à travers le comportement des chiens français que nous côtoyons au quotidien d’en déduire une vérité immuable dans le temps sur le chien. Le chien français du XIXème siècle, par exemple, en raison de son mode de vie, ne connaissait pas l’anxiété de séparation, que ses descendants dans nos foyers actuels doivent apprendre à surmonter. Avant l’avènement de la consommation laitière, les vaches refusaient la traite. Au fil du temps, toute résistance psychologique a été vaincue.
Si l’Histoire des humains est variable dans l’espace et dans le temps, la même plasticité est présente dans l’Histoire de chaque espèce animale.
Biographies animales
Les biographies animales, qu’Eric Baratay nous livre dans son ouvrage éponyme, sont le fruit d’un travail minutieux qui s’appuie, certes sur des données scientifiques, mais également sur des documents historiques remplis d’indices jusqu’alors non relevés. Des cartes postales, des films, des tableaux, des documents écrits peuvent désormais se traduire, à la lumière de l’éthologie, par des faits historiques souvent mal interprétés à l’époque, faute des connaissances suffisantes.
En 1827, le Pacha d’Egypte offre une girafe au roi de France. Débarquée à Marseille, l’animal doit être amené jusqu’à Paris. A patte, faute de moyen de transport adéquat. A son entrée dans Aix, les habitants se précipitent. Un tel animal sur le sol de France est alors un événement extraordinaire. Il y a du monde aux fenêtres, sur le parcours, des cris de joie et une effervescence certaine. Les écrits de l’époque louent la noblesse de l’animal et notamment son port de tête altier qui fait sensation. On sait aujourd’hui que cette posture adoptée par la girafe traduit son stress et sa peur face à un environnement inconnu.
Ainsi sont nés des malentendus, des erreurs d’interprétations, souvent brodées en mythe.
Le taureau Islero, qui a tué le matador Manolete, décrit par l’aficion comme un monstre sanguinaire et vicieux, n’était en fait qu’un pauvre petit taureau fuyard et presbyte qui fut tourmenté non pas simplement de manière atroce comme c’est l’usage, mais de manière insoutenable.
Les « Biographies animales » ne sont pas un ouvrage anthropomorphique à la manière de la Comtesse de Ségur, qui nous a livré sa propre vision à travers Cadichon. Il s’agit d’un travail avant tout scientifique qui cherche à rendre une vision de l’Histoire telle que l’animal l’a vécue. Bien que nous ne soyons pas si éloignés que cela de beaucoup d’espèces animales, l’anthropomorphisme peut se révéler néfaste. Tout autant que l’anthropocentrisme.
Ce dernier, qui consiste à mesurer les intelligences animales à l’aune de l’intelligence humaine, conduit également à bien des contresens et bien des maltraitances. Modestine, l’ânesse qui, bien malgré elle, a dû accompagner le périple cévenole de Stevenson, en a malheureusement fait les frais. Le journal de bord de Stevenson décrit le mépris, les coups et les mauvais traitements qui ont valu à Modestine un repos forcé de deux mois après que Stevenson s’en soit débarrassé avec bonheur à l’issue de son voyage. Le roman « Voyage avec un âne dans les Cévennes » fait état de deux jours de repos et d’une relation idyllique.
A contrario de Stevenson, au XIXème siècle, la romancière Virginia Woolf s’est essayée, à travers la littérature, à mieux comprendre le regard qu’un animal porte sur le monde. A travers son roman « Flush », elle s’emploie à comprendre le monde dans lequel évolue son cocker. Si ce roman raconte davantage les émotions et les considérations philosophiques de Virginia, Flush n’étant que le vecteur de ses propres pensées et ressentis, elle s’est toutefois approchée remarquablement de la vision du chien lors de la description de la visite de Rome.
La littérature est un moyen supplémentaire de connaître les animaux. Mais quel langage adopter lorsqu’on sait que le langage parlé et écrit, créé par l’homme, est de fait essentiellement centré sur l’homme ? « Le chien est battu », « le taureau est piqué par la lance », ce langage est encore un langage d’humain où l’animal est passif. Comment l’animal qui subit traduit-il ces phénomènes dans son intériorité ?
C’est à ce défi qu’à répondu Eric Baratay dans son ouvrage : description d’une situation, description de l’animal et de ses postures d’après les documents historiques, traduction de ces éléments à travers les connaissances éthologiques puis parole à l’animal qui devient acteur de ce qu’il vit. Des phrases nouvelles voient le jour afin de « tendre vers ».
Bien entendu, soumis à notre condition d’humain, nous ne pouvons que traduire le vécu d’un animal à travers notre prisme d’humain et écrire celui-ci à travers notre langage d’humain. C’est un paradoxe, une « expérience vaine mais nécessaire » ainsi que le résume avec justesse Eric Baratay. Même si le monde animal n’est pas si éloigné du nôtre, alors que par manque d’humilité nous nous plaisons à penser le contraire.
Il est évident que nous comprenons davantage des espèces proches de la nôtre, telles que les chimpanzés ou encore les hyènes. L’Histoire montre toutefois que les relations des hommes avec les autres espèces sont mouvantes, faites d’évolutions et d’ajustements, ainsi que celle de la girafe précédemment citée qui, tout au long de son parcours de Marseille jusqu’à Paris, a su s’adapter aux hommes et les hommes à elle afin de parvenir à une compréhension mutuelle.
Si aujourd’hui, les dernières découvertes en matière d’individualité des animaux ont du mal à percer au niveau du grand public, c’est un défi majeur que de reconsidérer notre vision du monde vivant.
Des espèces ont disparu, d’autres disparaissent encore et ce sont autant d’intelligences inconnues qui sont perdues à jamais. Et si bon sens et respect étaient les mots-clefs ? Eric Baratay nous livre l’exemple de ce curé de campagne qui, bien que ne croyant pas en Dieu, accomplissait son office tous les dimanches. A l’occasion d’un de ses sermons, le voici qui décrit la pensée de Descartes à un parterre de braves paysans : l’animal est une machine, il n’y a aucune individualité. Et ces paysans illettrés, végétariens de fait puisque la consommation habituelle de viande n’est apparue qu’au XXème siècle avec l’avènement du consumérisme, de se tordre de rire à l’écoute de ces inepties tout droit sorties du cerveau d’un savant parisien. Ils côtoyaient les animaux chaque jour, chaque heure. Ils savaient…
L’Histoire est mouvement. Et le mouvement qui nous entraîne aujourd’hui nous contraint à revoir notre vision du vivant, non plus en nous considérant en tant qu’espèce placée au-dessus de toutes les autres en fonction de critères édictés par nous seuls, mais dans une dynamique d’ensemble, où chaque espèce, chaque groupe et chaque individu est une histoire à inscrire dans l’Histoire. Tout est lié. Comme se plaît à le confirmer Eric Baratay, « les histoires d’animaux du point de vue animal nous permettent aussi de mieux comprendre l’humain ».
Catherine Martin, Administratrice de No Corrida
Gisèle Souchon, professeur de philosophie, militante de la cause animale
Nous remercions la ville de Saint Étienne et son maire Gaël Perdriau d’avoir mis à l’honneur la condition animale à l’occasion de la Fête du Livre 2017.