Un article de Jean-Paul Richier, Protec
La récente interdiction d’une corrida en Équateur nous donne l’occasion de mettre en lumière la décision de la Cour constitutionnelle de ce pays en 2018.
Du 25 au 27 mars 2022 se tenait une foire agricole à Ambato, capitale de la province de Tungurahua, au centre de l’Équateur. Le dimanche 27, un spectacle tauromachique était prévu dans l’après-midi, dans une enceinte prévue à cet effet. Mais au dernier moment, les organisateurs ont dû l’annuler suite à une décision de justice, car des mineurs pouvaient y assister, ce qui est illégal en Équateur. Cette décision est une « medida de cautelar », qu’on peut traduire par « mesure de précaution », et qui est comparable en droit français à une ordonnance de référé.
L’affiche de présentation qui circulait sur les réseaux sociaux avait été remplacée par une autre, où il avait été ajouté que l’entrée des moins de 18 ans n’était pas autorisée… mais ceci deux heures et demie avant le début du spectacle !
On peut voir sur l’extrait suivant (qui provient d’une vidéo mise en ligne par un collectif pro-corrida local) l’annonce de l’annulation par l’organisateur, puis par le récent chef de la police de la province de Tungurahua (el « Intendente General de Policía », Alex Manzano, en pull rouge avec un gilet noir).
Quelques remarques à propos de cet extrait :
- Ambato se situe dans un creux de la Cordillère des Andes situé à plus de 2500 m, donc le climat n’y est pas… équatorial !
- Les gars qui sont debout devant l’estrade sont les toreros qui devaient faire leurs numéros.
- Pour ceux qui comprennent l’espagnol parlé, les déclarations du chef de la police provincial sont assez étonnantes à écouter. En effet, tout au long de son intervention, il félicite les organisateurs ainsi que les toreros, il leur présente à répétition ses excuses, il se lamente de l’annulation du spectacle taurin, il explique qu’il est obligé de faire appliquer la loi, allant jusqu’à s’exclamer « Ici, publiquement, je vais le dire, je suis plus taurin que vous tous ! Moi, Alex Manzano, je suis plus taurin que vous tous, et il le répétera en fin d’intervention.
Ses explications proprement dites seront brèves. Il martèlera « Il y a une résolution constitutionnelle d’un juge, non pas de la police provinciale ou du gouvernement provincial, mais d’un juge !« . Et il finira par glisser que la décision actuelle est « une mesure de précaution visant les mineurs« .
Ceci s’explique sans doute par le fait qu’Ambato est une des premières villes taurines du pays, et que les provinces ont en Équateur une autonomie assez importante vis-à-vis du pouvoir central. Mais autant Alex Manzano a le droit d’assister à des corridas à titre personnel, autant il est problématique qu’en tant que responsable provincial de la police, il prenne publiquement position sur ce sujet hautement polémique en Équateur comme ailleurs.
Cette décision d’annulation est emblématique à deux titres :
- Premièrement, Ambato est dans le regrettable peloton de tête des villes taurines d’Equateur, avec les capitales de deux autres provinces du centre de l’Équateur adjacentes à Tungurahua : Riobamba (Chimborazo), et Latacunga (Cotopaxi). En ce qui concerne Quito, capitale du pays située dans la province de Pinchicha, les spectacles tauromachiques ont chuté à partir de 2011, pour finalement s’arrêter totalement (cf plus bas).
- Deuxièmement, la décision de la Cour constitutionnelle en 2018 qui interdit l’accès des moins de 18 ans aux corridas résulte d’une procédure initiée à Ambato.
Les 15 et 16 février 2015 avaient lieu deux corridas aux arènes d’Ambato. Or, une résolution du Conseil municipal d’Ambato en date du 5 février 2015 venait d’approuver « comme âge minimum d’entrée aux spectacles taurins, douze ans révolus, en compagnie d’un adulte. » Plusieurs citoyens demandèrent donc le 11 février une « mesure de précaution » (donc l’équivalent d’une procédure de référé) à l’encontre de cet accès des mineurs. Celle-ci fut acceptée le 12 février par la Première Unité Judiciaire sur la Violence à l’égard des Femmes et de la Famille de Tungurahua, qui prononça l’interdiction d’accès aux moins de 16 ans, laquelle fit l’objet d’une résolution écrite le 19 février.
Le 24 février, le maire d’Ambato et la secrétaire du Conseil cantonal de l’enfance et de l’adolescence (!?) firent appel de cette décision (afin qu’elle ne puisse pas s’appliquer lors de spectacles taurins à venir) auprès de la Cour Provinciale de Justice de Tungurahua. Mais celle-ci rejeta l’appel le 16 avril 2015.
Le 15 mai 2015, le maire d’Ambato et la secrétaire du Conseil cantonal de l’enfance et de l’adolescence déposèrent un recours auprès de la Cour constitutionnelle.
Le 28 mars 2018, au terme de la procédure, la Cour constitutionnelle a rendu l’arrêt 119-18-SEP-CC à l’unanimité des 8 membres présents (sur 9), lequel constitue donc la jurisprudence de référence.
- D’un côté, cet arrêt donne raison aux requérants, et annule les décisions de première instance et d’appel ci-dessus, pour de complexes raisons de « sécurité juridique ».
- Mais d’un autre côté :
– il déclare inconstitutionnelle la résolution de février 2015 du Conseil municipal d’Ambato qui établissait l’âge minimum d’accès aux spectacles taurins à 12 ans ;
– il enjoint « de réglementer l’entrée des enfants et des adolescents aux spectacles taurins en tenant compte des ‘Observations finales concernant le rapport de l’Équateur valant cinquième et sixième rapports périodiques de l’Équateur‘« . Ces observations du Comité des Droits de l’Enfant de l’ONU, rendues en octobre 2017, mentionnaient (point 28) : « Le Comité recommande que seules les personnes âgées de plus de 18 ans, contre 16 ans actuellement, soient autorisées à assister ou à participer aux spectacles de tauromachie et que ce seuil soit inscrit dans la loi.«
Le seuil de 16 ans, qu’on retrouve donc tant dans la mesure de précaution de 2015 que dans l’observation du Comité des Droits de l’Enfant de 2017, se réfère à une résolution en date de 2013 de l’ex Conseil National de l’Enfance et de l’Adolescence sur le Règlement pour l’accès aux spectacles publics affectant l’intérêt supérieur des enfants et des adolescents. Ce règlement spécifiait que « les spectacles publics qui incluent […] une maltraitance animale tels que les corridas, les combats de coqs et de chiens sont interdits aux moins de 16 ans. »
Parmi les arguments des requérants auprès de la Cour constitutionnelle, il y avait la Loi Organique sur les Conseils Nationaux pour l’Égalité de 2014, par laquelle le Conseil National de l’Enfance et de l’Adolescence allait être remplacé par le Conseil National pour l’Égalité Intergénérationnelle, et qui insérait dans le Code de l’Enfance et de l’Adolescence « Les municipalités édicteront les réglementations sur les spectacles publics« . Mais pour autant la Cour constitutionnelle n’a pas jugé acceptable l’âge de 12 ans.
Notons que le Conseil National pour l’Égalité Intergénérationnelle :
- avait adressé à la Cour constitutionnelle en novembre 2017, dans le cadre du traitement de l’affaire, un avis en faveur de l’interdiction aux moins de 16 ans qui était mentionnée dans le Règlement pour l’accès aux spectacles publics,
- a mis en ligne en mai 2018 la résolution de 2013 ci-dessus mentionnée de l’ex Conseil National de l’Enfance et de l’Adolescence, en une forme d’hommage,
- s’est félicité de la décision de la Cour constitutionnelle, et donc de l’interdiction aux moins de 18 ans.
Bref, la municipalité d’Ambato avait fait recours devant la Cour constitutionnelle pour contrer une décision judiciaire imposant un seuil de 16 ans et revenir à son seuil de 12 ans, et en fin de compte la Cour constitutionnelle a élevé ce seuil à 18 ans !
Pour conclure, rappelons qu’en mai 2011, sous la présidence de Rafael Correa, une vaste consultation populaire avait eu lieu. L’une des 10 questions portait, sans les nommer explicitement, sur les corridas : « Approuvez-vous que le canton où vous résidez interdise les spectacles qui ont comme objectif de mettre un animal à mort ?«
Les résultats de cette question avaient la particularité d’être décomptés pour chaque canton. Sur les 221 cantons :
- 95 ont rejeté l’interdiction ; dont celui d’Ambato : 56 % des votes exprimés, versus 44 % (on voit donc que la population, même à Ambato, est très partagée).
- 126 ont approuvé l’interdiction ; dont celui de la capitale Quito : 54,5 % des votes exprimés, versus 45,5 %.
Ce vote a eu des conséquences à Quito :
- En septembre 2011, le Conseil municipal de Quito a émis une ordonnance qui modifiait le Code muninipal de façon à supprimer la mise à mort en public lors des spectacles taurins. Cettte mesure a bien sûr suscité à la fois des critiques des partisans de la corrida, qui l’accusaient d’atteinte à la tradition tauromachique, et des opposants à la corrida, qui l’accusaient d’hypocrisie. Toujours est-il qu’elle a généré la baisse des corridas dans la capitale. Quito, qui était la première ville taurine d’Équateur, n’a plus été le lieu de corridas (donc sans mise à mort en public) qu’en 2011 (six), puis en 2012 (une), en 2015 (quatre), et enfin en 2018 (une).
- Et en janvier 2021, dans la foulée de cette chute, les spectacles taurins ont été tout simplement interdits. La mairie de Quito a émis une ordonnance dont l’un des articles disposait que : « Est expressément interdit tout type de spectacles publics ou privés impliquant la souffrance, la maltraitance, la mort ou tout type d’atteinte au bien-être animal« .
Donc la Plaza Belmonte de Quito, les ex-arènes dédiées aux corridas, peuvent depuis 2018 accueillir de vrais spectacles, et pour tous les âges !
[ Nous remercions le site No Corrida, grâce auquel nous avons appris l’annulation du 27 mars ]
Jean-Paul Richier, Protec