L’éthique de la torture tauromachique selon Lebas

La célèbre citation d’Audiard s’impose encore une fois lorsqu’il s’agit d’analyser les déclarations des responsables de l’aficion : « Les cons, ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnait ».

A la demande d’une sombre officine de lobbying torturomachique, Yves Lebas, président de l’école taurine du pays d’Arles, a pulvérisé le mur du çon, comme dirait le Canard Enchaîné, avec la profondeur abyssale de sa pensée ampoulée.

Il nous a livré un texte renversant sur – ce n’est pas une blague – « l’éthique de la corrida » telle qu’elle doit être inculquée aux gamins recrutés par les écoles de torture bovine, dont celle qu’il dirige. On peut raisonnablement lui attribuer avant même d’aller plus loin le premier prix de l’oxymore le plus cynique de l’année. Un oxymore est une figure de rhétorique qui associe deux termes que tout oppose, comme « obscure clarté » (Corneille) ou « effroi voluptueux » (Flaubert). On peut donc désormais ajouter à ces exemples « éthique de la corrida ».

Que peut-il y avoir d’éthique à torturer et massacrer un herbivore ?

Sans Yves Lebas, j’aurais bien été incapable de répondre à une question aussi délirante. D’habitude, ce sont les défenseurs du bien-être animal qui parlent d’éthique et ceux qui le bafouent qui la piétinent allégrement. Ainsi donc, il y aurait une « éthique » à transpercer un bovin avec diverses armes blanches ? A le saigner à blanc jusqu’à ce qu’il suffoque avant de l’achever à coups d’épée et de puntilla ? Pour Lebas, la réponse est oui.

Et la base de sa pensée, selon lui-même, est la définition qu’il donne au mot « respect » vis-à-vis de tout ce qui fait son monde : les taureaux, les toreros, le public et le président d’une corrida.

Avant de revenir sur le prétendu respect pour les taureaux qu’il n’imagine que sanguinolents ou morts pour s’extasier, notons que, pour lui, il n’y a pas lieu de respecter qui que ce soit d’autre que les acteurs de ce microcosme extrêmement limité. Rien d’autre ni personne n’existe ou ne mérite son respect en dehors d’une arène en pleine corrida. Les gens normaux – la norme étant l’écrasante majorité de la population qui ne va jamais voir de corridas – n’ont clairement pas droit à son « respect » décidément très étriqué.

Et maintenant, accrochez-vous bien, c’est du lourd. « Si la corrida est l’affrontement esthétique d’un homme et d’un animal devant conduire à la mort digne de cet animal, il est essentiel de s’assurer que l’animal l’affronte dans la plénitude de ses facultés.« 

Pour commencer, on ne le répètera jamais assez, le taureau n’en a que faire des prétendus aspects « esthétiques » de son supplice. Et cet affrontement qui va lui être fatal, il ne l’a pas demandé, on le lui a imposé et il va y laisser sa vie après d’interminables souffrances. Lui qui a vécu jusque-là dans des prés agréables se retrouve propulsé dans un lieu fermé couvert de sable, entouré de gens qui hurlent et chantent à chaque coup qu’il reçoit de tortionnaires à cheval ou à pied qui ont pour unique but de le faire saigner le plus possible jusqu’à ce que le tueur final vienne l’achever en prenant des postures ridicules. Une mort « digne » ? Quelle abjection quand on ramène les faits à ce qu’ils sont. Il n’y a rien de digne à ce soi-disant « combat » qui est en fait une exécution ritualisée.

Quant à la « plénitude de ses facultés« , c’est de l’humour noir ? Ne parlons même pas du transport du taureau jusqu’à l’arène dans des conditions épouvantables. Ce à quoi fait allusion Lebas est d’une hypocrisie sans nom, qu’il explicite dès la suite de son propos inepte : « Pourtant, en tant qu’éducateur, je suis aussi confronté à la nécessité de ne pas mettre en danger indûment l’intégrité physique de jeunes élèves. Et je ne suis ni choqué ni scandalisé si l’on « arrange » les cornes du novillo avant une classe pratique voire une NSP [novillada sans picador]« . Ces guillemets autour du verbe « arrange » sont odieux. Ils désignent l’horrible afeitado, la découpe à la scie du bout des cornes du taureau, cornes qui sont aussi sensibles à la douleur que les dents pour les humains.

Vient ensuite un concept encore plus fumeux et, pour tout dire, injustifiable à tous points de vue. Lebas prévient d’ailleurs qu’il s’agit d’une « exigence plus délicate à mesurer« . Ce n’est rien de le dire : « Le torero doit dominer son adversaire et en même temps le mettre en valeur, ne jamais chercher à l’humilier« .

Déjà, il va falloir qu’il accorde son violon avec celui de ses respectés autres tortionnaires qui utilisent très exactement le terme de « castigo » (châtiment) pour décrire le premier tercio, celui où le picador lacère le haut du dos du taureau avec sa lance pour réduire les muscles de son cou en bouillie douloureuse, le conduisant à ne plus pouvoir tenir la tête droite. Ils appellent justement « humilier » l’action du taureau de baisser la tête. Et ils en font, dans leur jargon ridicule, un signe de « noblesse » ou de « bravoure ». En réalité, rien à voir avec une « humiliation » du taureau ou un signe dont on ne comprend pas en quoi il relèverait de la « bravoure ». La motivation du picador est bien plus prosaïque : si la tête du taureau venait à rester en position haute, le tueur final ne pourrait pas planter son épée entre les omoplates de l’animal qui seraient inaccessibles.

Châtiment pour quelle faute ? Humiliation pour quelle inconduite ? Nulle autre que celle d’être la victime expiatoire du rituel sinistre qui va conduire à son agonie.

Et en quoi est-ce « mettre en valeur » ce taureau supplicié que de le faire le plus possible saigner et courir pour qu’il atteigne les dernières minutes de sa vie, épuisé et totalement déshydraté, au moment où le matador entre en scène ? Lebas ne sait pas trop quoi répondre à ses propres contradictions : « L’équilibre est parfois difficile à atteindre« . Voilà ce qui arrive quand on se laisse emporter par des mots dont on ne connait pas le sens (éthique, respect, équilibre), on ne sait plus quoi dire pour s’en sortir. Ce qu’il appelle « l’équilibre« , c’est que surtout le taureau succombe et les tortionnaires s’en sortent, comme toujours ou presque.

« Jusqu’où le principe éthique s’applique ? Jusqu’où la préférence esthétique intervient ?  » Des questions vertigineuses mais ne cherchez plus la réponse, Monsieur Lebas : ni l’éthique, ni l’esthétique n’ont rien à voir avec la barbarie insupportable d’une corrida.

Roger Lahana