Corrida : fiction vs réalité – agressif, le taureau ?

Un article de Sabrina Djordjievska.

CE QU’ILS NE VEULENT PAS ENTENDRE – J’Y AI ASSISTÉ, JE L’AI VU

Il y a une chose des plus importantes que les défenseurs de la corrida ne peuvent assumer, l’une des manipulation des plus fictives dans le monde de la tauromachie. Elle permet de trouver un objectif à la corrida, elle permet d’assurer les arrières, elle est un argument des plus prisé des aficionados mais aussi des plus artificiels, elle est l’oeuvre de l’illusionniste, l’arme factice et utopique du toréro et de ses acolytes.

Je suppose que ce n’est pas la première fois que vous entendez ces phrases :

« La corrida est un réel combat entre un animal dangereux et agressif, et un Homme ».

« On sait que le taureau, quand il rentre, c’est pour te tuer ».
(de la part de la Directrice du club taurin de Nîmes, on ne pouvait pas en attendre plus).

Vous connaissez la chanson et le célèbre proverbe : Les apparences sont trompeuses. Une musculature impressionnante et superficielle ne fait pas de vous quelqu’un de satanique. Suffirait-il de vous ajouter deux cornes sur la tête pour paraître le pire des monstres ? Décrit comme le Diable en personne, comme la bête féroce et la brute épaisse de la tauromachie, comme la bête à sang chaud, le carnassier des herbivores, l’atroce et barbare bestiau, le taureau en prend pour son grade.

Sortons quelques instant de ce monde imaginaire et de contes enchantés ou, tel un vaillant chevalier ou un super héros, le torero affrontera la terreur sur patte, le Dragon empêchant le prince de délivrer sa princesse. Où il gagnera le combat vertigineux contre cette diabolique et malfaisante créature. L’impression n’est pas être.

QU’EN EST IL DANS LA RÉALITÉ ?

Tout d’abord, un peu de culture.

BOVIDÉ : Le taureau est un mammifère domestique ruminant appartenant à la famille des bovidés. Le mâle castré du taureau est le bœuf. (forcément, ça vends moins de rêve)

MODE DE VIE : Les taureaux sont des animaux grégaires, c’est à dire qu’ils vivent en troupeau et constituent une hiérarchie, au même titre que les chevaux. C’est au moment des présentations que chevaux et bovins, peuvent tenter de s’imposer. Une fois le leader désigné, ces animaux établissent régulièrement, entre eux, des relations d’affinités. De leur passé ancestral d’animal sauvage espèce « proie », ils conservent un certain nombre de comportements (dont la fuite) face à un prédateur potentiel.

VISION : Les bovins craignent fortement les contrastes lumineux. Le passage d’une zone sombre à une zone éclairée nécessite un temps d’adaptation de plusieurs minutes. Il est important de faire le lien avec l’enfermement des animaux lors de corridas. En attendant leur heure de passage, chaque taureau est enfermé dans un compartiment, « une cellule » du toril, lieu spécifiquement obscure et non éclairé. Leur vision lointaine est nette mais sa mise au point est lente. Chez les bovins, la vision des mouvements est plus détaillée que chez l’Homme, ce qui explique les larges tendances à prendre la fuite.

OUÏE ET SENSIBILITÉ TACTILE : Ils sont extrêmement sensibles aux sons aigus. Leur sensibilité tactile est également très développée. L’épine dorsale (soit l’endroit où sont plantés les outils utilisés lors de corridas) est la zone très sensible immobilisatrice du taureau (décidément, rien n’est laissé au hasard).

PASSE-TEMPS ET ODORAT : Toujours au même titre que les chevaux, ils passent un tiers de leur temps à brouter. Ils se reposent paisiblement le reste du temps. Leur cri, le beuglement, est utilisé pour exprimer diverses situations : souffrance, faim, soif, appel d’un congénère. Les bovins utilisent nécessairement leur odorat, leur permettant de ressentir les émotions de chacun. Régulièrement lors de corridas, le taureau pousse des cris atroces avant l’estocade (mise à mort). Je pense que personne n’aura besoin de réfléchir longtemps pour trouver la correspondance de ces alertes.

LONGÉVITÉ : Un taureau peut atteindre l’âge de 20 ans. Il est important de savoir qu’ils sont utilisés et exécutés lors de corridas vers l’âge de 5 ans, lors de novilladas vers l’âge de 3-4 ans et lors de becerradas avant 2 ans. Le bovin le plus âgé a atteint le noble record de 49 années.

APPARENCE ET ÉLEVAGE : Ces « mastodontes » que l’on appelle « toros Bravo » fabriqués par l’Homme, que l’on aperçoit dans les corridas, ont une plastique parfaite. Elle les rend d’apparence combatifs. Accroître les pseudos performances, la pseudo agressivité et retirer toute douceur à ces animaux est par ailleurs l’un des objectifs les plus importants de chaque éleveurs de taureaux de « combat ». Cependant, retirer la douceur physique et aménager une apparence artificielle et superficielle ne supprime en rien l’instinct doux et fuyard de cet animal d’une nature noble et bienveillante.

CE QUE J’AI VU, DE MES YEUX

J’ai assisté à une corrida afin de témoigner, de photographier, de filmer certaines scènes. Il me semble incontestable de devoir exprimer ces faux-semblants, ce combat tronqué, ces mensonges permanents visant à perpétuer cette dite « tradition ».

Vous avez sans doute pris compte ci-dessus des principes fondamentaux de la nature de cet animal, faussement désigné comme agressif.

Je ne le pensais pas autant, jusqu’à le percevoir moi même.

Chacun des taureaux de cette corrida est sorti de sa zone noire, complètement perdu et déstabilisé, dans un état de stress déjà avancé, galopant à gauche et à droite sans savoir ou aller. Avec une vision détériorée et des contrastes plus que saisissants (du noir total, il passe à la lumière vive, au jaune, au rouge, au rose), au bruit (aux échos des applaudissements, à la musique vive, à la foule), il semble chercher une issue de secours, qu’il ne trouvera malheureusement jamais.

C’était ce jour une corrida mixte (à cheval et à pied) célébrée par les deux toréro et toréra français des plus prisés, Léa Vicens et Sébastien Castella.

J’ai donc pu me faire une idée et constater les pièges de ces deux sortes de sauvageries dans lesquelles les taureaux subissent des souffrances et une mort à l’identique. Une large évidence m’a sauté aux yeux. Ou était le taureau de combat, la bête noire coléreuse et offensive dont ils parlaient tous ? Une chose est sûre, pas ici. Peut être dans leurs rêves les plus fous et dérisoires ?

Les réactions de chaque animal étaient les mêmes lors des arrivées des picadors ou des toreros. Dans un premier temps, la fuite, la recherche d’un échappatoire, l’éloignement. Dans un second temps, l’arrêt, l’incompréhension, les regards divaguant de gauche à droite, la respiration plus saccadée et plus forte, le stress, le blocage, l’immobilité.

Quelques passes, non sans encombres, sont effectuées. Ces animaux sont incapables de réaliser naturellement le « spectacle ». Avant d’effectuer une passe, ils doivent sans cesse être provoqués, titillés, attaqués, incités, sans quoi idéalement, ils observent ou prennent la fuite. Aucune once d’agressivité ni de rancune n’est ressortie de ces animaux. Ils ont été incapables d’attaquer volontairement leur bourreau, même après qu’il leur ait occasionné des sévices douloureux.

Au premier coup de banderille, ils commencent déjà à baver, à souffler et continuent de s’immobiliser. Comment expliquer cette paralysie permanente malgré un cheval actif lancé en plein galop en lui tournant autour, faisant des figures de haute école à la demande de sa cavalière ; ou des Hommes l’affrontant de face recherchant absolument une réactivité et une animation ? Comment expliquer la sagesse de cet animal, qui ne daigne pas une seconde approcher l’Homme et ne fait rien, mis à part le regarder et rechercher d’ou provient cette douleur progressivement insupportable ?

Après avoir perdu une importante quantité de sang et alors qu’il ressent des brûlures terribles, une angoisse, une difficulté respiratoire, des blessures irréversibles si non soignées avec précaution, un calvaire ; ce sont les peones qui prennent le relais tandis que cet animal agonise lentement, figé et toujours sans broncher.

Je pense que ce moment est l’un des pires scénarios qu’il puisse subir, peut-être après le premier coup de banderille activant une réaction qui serait identique à la notre si 8 centimètres de harpon nous arrivait tout droit tombé du ciel dans les cervicales.

Toujours glacé et avec beaucoup de difficultés sur ses membres branlants, les poumons déjà perforés, il se trouve bloqué dans un coin de l’arène par quatre ou cinq peones qui l’agitent à n’en plus finir. Cet animal termine enseveli sous ces draps roses, puisant dans ses dernières force pour réussir à bouger ses antérieurs de gauche à droite et tourner en rond, à bout, finissant par se laisser tomber.

C’est à ce moment que, satisfait, le public méprisant réalise une ovation, applaudit et envoie ses félicitations.

Le taureau restera seul au monde, sans aucune animosité ni malveillance, couché au milieu d’un déchaînement festif, jusqu’à sa mise à mort.

A aucun moment il n’aura fait preuve de réelle combativité, à aucun moment il n’aura fait preuve de violence, de mordant, de pugnacité. A aucun moment il n’aura été l’indomptable créature.

Il n’avait qu’un regard doux, incompris, devenu au fur et à mesure des sévices, de plus en plus expressif : abattu, accablé, anéanti, désespéré, bouleversant et surtout, inconsolable.

Sabrina Djordjievska

Photo de Jérôme Lescure