L’homme jouait à torturer et mettre à mort un herbivore

Témoignage – « Outré et horrifié que mes propres parents aient pu m’imposer un spectacle d’une telle cruauté »

Que dire, après tant d’années, qui ne soit filtré par l’interprétation du temps et la compréhension a posteriori de la barbarie organisée qu’est une corrida ? Il m’a semblé plus simple, plus aisé de me relier à mon ressenti ancien mais toujours vivace, en repartant de cette photo découverte dans un album de famille quelques temps après le décès de mon père il y a quatre ans.

corrida PP

J’ai huit ans, nous sommes en 1964 à Barcelone, au mois de juillet. Je me retourne ainsi que ma mère à ma gauche, un oncle et une tante à ma droite, mon père prend la photo de cette parfaite brochette de touristes en mal de spectacles typiques. La joie n’est pas la première impression qui se dégage de mon visage (en bas à gauche). En arrière-plan, on voit l’arène et son sable bien propret, ce qui n’était pas le cas quelques minutes auparavant.

J’assistai en effet, médusé, à l’effacement des taches et flaques de sang dont le sable de la précédente corrida était encore maculé. L’odeur de la mort était bien présente, la souffrance qui venait de se jouer là était encore palpable. Je ne voulais pas croire ce qui pourtant était évident : l’homme jouait à torturer et mettre à mort un herbivore.

Je me souviens par dessus tout de mon incompréhension de ce qui se passait là, qui était comme un cauchemar : les cris enthousiastes du public se levant pour acclamer chaque blessure infligée à ce taureau dont il était évident qu’il était le dernier à comprendre le scénario de cette mise à mort lente et sadique. Je me retournais, d’abord sidéré, puis bientôt écoeuré, à chaque « Olé » vers ce public qui, je le comprenais sans me l’expliquer, se réjouissait de chaque coup porté à ce taureau noir et magnifique dont le pelage ruissellerait bientôt de sang sous les blessures des lances des picadors et bientôt des cruelles banderilles.

Le matador du jour était El Cordobes, réputé pour ses acrobaties tauromachiques : c’était lui la star, et mes parents étaient excités à la perspective du show dont il était apparemment coutumier. Il y avait là un engouement digne de celui que l’on aurait voué à une rock-star. Comment osait-on planter des banderilles multicolores, à l’aspect si festif, dans l’échine d’un animal de plus en plus terrorisé, désorienté, désemparé ?

J’avais la nausée. Je l’ai encore quand j’écris ces lignes. J’étais outré et horrifié que mes propres parents aient pu m’imposer un spectacle d’une telle cruauté. Aujourd’hui encore, j’en demeure interloqué.

Puis vient l’épée, à peine cachée derrière la cape : grand moment d’excitation du public à qui l’on promet un crescendo dans la cruauté. J’ai beau me dire que c’est impossible, je sais ce qui va se passer : je le refuse, c’est impensable… et la mise à mort de l’animal, qui plie le genou devant le barbare, a lieu sous d’intenses acclamations : la joie des hommes peut donc se nourrir d’une haine gratuite et du spectacle bien ordonné d’une torture mise en scène. Triste constat pour un enfant.

Les vivats et le sinistre triomphe du matador furent l’apothéose de cet après-midi d’écrasante chaleur qui sentait la mort : El Cordobes, dans son ridicule costume moulant à paillettes, portait fièrement sous les acclamations d’un public repu que je détestais, les « trophées » d’un taureau amputé baignant dans son sang, couché sur le flanc, lardé de mille blessures… Cette mise en scène de son triomphe ne parvenait pas à masquer mais au contraire appuyait la dimension de cruauté gratuite de cette horrible mise à mort. Cela me parut durer des heures, des heures interminables de révolte, d’incompréhension, de nausées, de colère et de chagrin mêlés. Comment pouvait-on ? Comment peut-on justifier une telle cruauté ?

Cinquante ans ont pourtant passé, mais cette corrida, des milliers de fois rejouée depuis, m’écoeure et me bouleverse avec toujours autant de violence. C’est impardonnable, c’est honteux. Il faut que cela cesse, maintenant, une telle barbarie n’a que trop duré.

Philippe Perrichon

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