Abattage : les deux exceptions européennes à la règle

Un article de Jean-Paul Richier – La tauromachie sanglante est une «manifestation culturelle» qui ne se trouve que dans les pays catholiques.

La rencontre du 15 mars 2018

Jeudi 15 mars 2018, l’Intergroupe Bien-être animal du Parlement européen consacrait sa rencontre mensuelle aux problèmes liés à l’abattage. Ce cercle de réflexion de députés européens, en place depuis 1983, est mené par un président et 14 vice-présidents, en règle assidus (dont Pascal Durand, eurodéputé français du groupe Verts/ALE, bien connu pour son engagement sur les questions animales). Son secrétariat est assuré de façon transparente par l’ONG Eurogroup for Animals. Il organise chaque mois une rencontre thématique d’une heure, lors du jeudi clôturant les quatre jours de session plénière du Parlement européen à Strasbourg.

L’association espagnole AVATMA (Association des Vétérinaires pour l’Abolition de la Tauromachie et des Maltraitances Animalesintervenait sur l’abattage sans étourdissement et sur la corrida, par la voix de Virginia Iniesta Orozco (vice-présidente), accompagnée d’Anabel Marín García (représentante en Andalousie) et de Lina Sáez de Antoni (secrétaire).

Les associations suivantes avaient apporté leur soutien à l’AVATMA :
– Compassion in World Farming (CIWF), organisation internationale de protection des animaux sise au Royaume-Uni,
– The Caring Vets, association de vétérinaires hollandais pour bien-être des animaux,
– Tierärztliche Vereinigung für Tierschutz (TVT) : association de vétérinaires allemands pour le bien-être des animaux,
– ANDA y FAADA, associations espagnoles de défense des animaux.
Le COVAC (Collectif des vétérinaires pour l’abolition de la corrida) ne s’était pas associé, car il n’est pas dans ses compétences d’intervenir sur l’abattage, ses 2500 signataires ne s’étant engagés que sur la tauromachie. Même si la grande majorité de ceux-ci doivent partager la position de l’Ordre des vétérinaires sur la nécessité de l’étourdissement avant l’abattage.

L’autre intervenante lors de cette rencontre était Brigitte Gothière, de L214, qu’on ne présente pas.

Quel rapport entre abattage rituel et corrida ?

L’appariement par l’AVATMA de l’abattage sans étourdissement et de la corrida est pertinent à deux titres :

– D’abord, à l’échelon de l’Union européenne, l’abattage rituel et la tauromachie constituent les deux exceptions mentionnées par le règlement (CE) No 1099/2009 du Conseil de l’UE du 24 septembre 2009 sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort. Il s’agit d’une part des « méthodes particulières d’abattage prescrites par des rites religieux » (Article 4 – 4.), et d’autre part des « manifestations culturelles ou sportives » (Article 1 – 3. – a – iii.). Ces exceptions sont soutenues par les considérants #15, #16 et #18 du règlement.

– Ensuite, cette double approche a le mérite de transcender le délicat écueil de la parade antiraciste ; les responsables ou les pratiquants juifs ou musulmans renvoient volontiers le contre-argument de l’antisémitisme ou de l’islamophobie (ce qui n’est pas toujours dénué de fondement, il faut bien le reconnaître).

En effet, si l’abattage «prescrit par des rites religieux» fait référence à l’abattage halal des musulmans et à l’abattage casher des juifs, la tauromachie sanglante est une «manifestation culturelle» qui ne se trouve que dans les pays catholiques.

Que répondre à ceux qui rétorqueront que rites religieux et traditions culturelles n’ont pas la même « valeur » ?

– Premièrement, d’un point de vue socio-anthropologique, tradition religieuse et tradition dite culturelle sont assimilables. Leur importance peut d’ailleurs dans un cas comme dans l’autre considérablement varier selon les aires et les ères.

– Deuxièmement, nulle part la parole « divine » n’interdit explicitement l’étourdissement avant l’abattage, que ce soit dans le Tanakh (la Bible hébraïque) ou dans le Coran (y compris dans le verset 3 de la sourate 5, régulièrement invoqué). Il s’agit simplement de la règle traditionnelle fixée dans le corpus de règles édictées il y a longtemps par les érudits religieux, à savoir la halakha par les rabbins et le fiqh par les oulémas.

Donc dans tous les cas, le fond du problème est plus identitaire que religieux, et dans tous les cas, il appartient aux défenseurs des animaux de faire valoir l’argument de l’éthique rationnelle par rapport à l’argument de la tradition.

On notera aussi que, lorsque l’Ordre des vétérinaires français décida, sous l’impulsion de son président Michel Baussier, de se prononcer sur les questions de bien-être animal, les deux premières prises de position rendues publiques concernèrent l’étourdissement avant l’abattage  en novembre 2015, et la corrida en septembre 2016.

La tauromachie sanglante, spécificité catholique

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Messe d’action de grâce dédiée au monde de la tauromachie, présidée par l’évêque émérite de Ségovie – Arènes de Tolède, 3/12/2017 – Copyright Archidiocèse de Tolède®

Certains comme Michel Onfray voient plus qu’une coïncidence dans le lien étroit entre catholicisme et corrida. Ainsi dans le chapitre Miroir brisé de la Tauromachie de son livre Cosmos (2015) : « La corrida, si souvent associée à des fêtes religieuses sans que jamais le Vatican proteste(*), peut séduire et ravir le christianisme, qui, d’une part, voit ici triompher sa théorie des animaux soumis au vouloir et à la volonté des hommes et, d’autre part, peut regarder non sans joie le sacrifice des animaux du sacrifice païen. Cette cérémonie qu’on dit païenne apparaît finalement très chrétienne, en l’occurrence catholique, la corrida et l’Église partagent le goût du spectacle, du décorum, de la musique, des mises en scène. L’une et l’autre, construites par des épuisés pour des épuisés, jouissent de mettre à mort la vie et la vitalité. Leur culte s’organise autour de la mise à mort d’une victime émissaire. Leur rite, rappelé par l’eucharistie, jouit du sang versé et bu symboliquement. L’holocauste du vivant sublimé en cérémonie clinquante, voilà de quoi réconcilier l’évêque et le matador, le curé et les picadors, le pape et le toréador. »
(*) NDLR : les catholiques opposés aux corridas aiment à rappeler que le pape Pie V émit en 1567, la bulle « De salute gregis », qui interdisait aux catholiques d’organiser ou de prendre part aux courses de taureaux ; mais elle fut rapidement dégonflée par ses successeurs.

Je n’aborderai pas cette question en tant que telle.

Toujours est-il que les corridas non seulement ont prospéré dans des pays catholiques, mais « le décorum, les éléments quasi sacrés qui entourent la corrida (vêtements de lumière, sens du sacrifice, dévotion et sentiment religieux, etc.), sont un motif de nature à susciter respect et sympathie à l’égard de cette tradition singulière qui a tissé au fil des siècles des liens très étroits avec le catholicisme. En effet, le temps de la corrida, celui de la féria, c’est-à-dire de la « fête », que cette dernière soit cause des corridas ou la corrida cause de la fête, est indissociable et toujours lié au domaine religieux de par les saints ou le temps liturgique auxquels sont associées les grandes réunions taurines ». Ces observations sont extraites d’un article publié en 2009 par un site catholique romain intégriste, « La Question ».

Pour s’en tenir à la France, de nos jours encore, la corrida est encensée par l’aumônier fort mondain des arènes de Nîmes, Jacques Tessier. Celui-ci participa même fin 2009, dans le cadre d’une rencontre d’aficionados, à la lecture d’un recueil de nouvelles intitulé Jésus-Christ matador.

Ceci rappelle que Picasso, aficionado enfiévré, mêla corrida et crucifixion dans une série de dessins en mars 1959.

Ou que Claude Lelouch, autre fervent aficionado, intriqua dans la partie initiale de son film La Belle Histoire, en 1992, des scènes de corrida ou d’entraînement à la corrida avec des scènes de la Passion de Jésus. Avec le même acteur (Gérard Lanvin) dans le rôle de Jésus Christ et dans le rôle d’un toréador raté prénommé Jésus.

De son côté, Robert Ménard, passionné de corrida, dès qu’il fut élu maire de Béziers en 2014, tînt solennellement à ouvrir la féria de Béziers par une messe dans les arènes. Précisons que la Féria de Béziers a lieu autour du 15 août, fête catholique de l’Assomption, dédiée à la Vierge Marie.

Et l’inénarrable André Viard, président de l’ONCT (Observatoire national des cultures taurines) et lobbyiste de la corrida adoubé par l’UVTF (Union des Villes Taurines de France) et la FSTF (Fédération des sociétés taurines de France), n’est pas le dernier à illustrer le lien entre tauromachie et christianisme.

– En 2011, M. Viard consacra un éditorial à déverser sa haine contre Simone Veil, qui en légalisant « l’assassinat des foetus dans le ventre de leurs mères » avait « privé du droit d’exister »  « 7 millions et demi d’êtres humains ». Les mots et les chiffres employés, sans parler des allusions, sont ceux des catholiques intégristes (et de l’extrême-droite).

– En 2014, M. Viard fut sollicité par la mairie de Tordesillas, en Espagne, pour prononcer le discours d’ouverture du Toro de la Vega, une tradition de la ville où chaque année en septembre un taureau était lâché dans les rues de la ville, puis poursuivi par une foule armée de lances, à pied ou à cheval, jusque dans la plaine (la vega), où il était achevé, à la lance puis à coups de poignard dans la nuque. Cette tradition tauromachique avait lieu à l’occasion de la fête votive annuelle dédiée aux deux avatars de la Vierge Marie qui patronnent la ville, la Vierge de la Guía et la Vierge de la Peña. M. Viard ne manqua pas de rappeler dans son discours d’ouverture : « La Bible dit que Dieu a mis l’homme à la tête de sa Création pour la dominer ». Et on le vit s’exhiber à la procession et à la messe. Signalons que cette pratique soulevait un tel scandale que l’usage des armes blanches finit par être interdit en 2016.

– En 2016, M. Viard organisa avec la complicité de Gérard Larcher, président du Sénat, un colloque au Palais du Luxembourg intitulé « L’Homme et les animaux : vers un conflit de civilisations ? ». La présentation qu’en fit le site de son association, l’ONCT, en dit long. Il y est question des « valeurs que notre civilisation a héritées de la pensée judéo-chrétienne ». Et elle est illustrée par un dessin de Raphaël rappelant que si les animaux existent sur terre, c’est grâce au père Noé et son arche ; ce dessin est accompagné du verset de la Genèse 1-28 où Dieu enjoint à l’homme d’assujettir la terre et de dominer tous les animaux.

Entendons-nous bien : je ne dis évidemment pas que tous les exaltés de la corrida sont des catholiques convaincus, ni que les opposants à la corrida ne comptent pas de catholiques convaincus. Mais il est clair que tauromachie sanglante et catholicisme romain entretiennent des liens anciens et étroits.

En conclusion

La prise en compte des animaux sentients dans la sphère éthique doit l’emporter sur l’anachronisme des traditions, que celles-ci soient liées à la culture juive, chrétienne, ou musulmane.

Je concluais un billet d’octobre 2016  intitulé Abattages rituels : le rapport de la commission d’enquête sur l’abattage, en m’interrogeant: « Peut-être l’obligation de l’étourdissement préalable pourra-t-elle venir de l’Union Européenne ? »

Jean-Paul Richier

Article original publié sur le site de Mediapart.