Après avoir vu une corrida enfant, elle est toujours traumatisée 60 ans plus tard

Témoignage : « 60 ans après avoir vu une corrida, c’est encore un traumatisme »

J’ai eu une vie bien remplie, équilibrée, heureuse. J’ai milité dans un parti politique, créé et fait avancer une association de défense de l’environnement et anti béton. J’ai toujours pu faire entendre mon point de vue, argumenter et défendre mes opinions. Et, le temps passant, j’ai voulu passer à autre chose.

Mon amour éternel pour les animaux aidant, j’ai pris conscience du mal être animal et ayant du temps devant moi, je me suis penchée sur la question que j’ai découverte multiple. Les exploitations à but lucratif des animaux, quitte à les voir souffrir avant de mourir. Les élevages intensifs pour la fourrure ou la viande. Les corridas. Les cirques avec animaux. Les zoos. Les delphinariums. Les expériences pour les laboratoires et les fous qui crèvent les yeux des chats, les crucifient ou laissent mourir leurs chiens de faim… La tâche était immense.

C’est là que mon problème est apparu. Pas possible de visionner les films (L214), de regarder des photos sanguinolentes (pauvres taureaux), de croiser le regard d’un chat ou d’un singe avec des électrodes dans le crâne. Pas possible non plus de lire les descriptions des sévices et même de répondre ou d’argumenter sur Facebook avec des aficionados, à moins de leur envoyer une photo de torero encorné ! Léger comme argument. J’ai toujours su faire entendre ma parole, là je suis muette, comme sidérée par l’horreur.

Alors je réfléchis un peu, pas longtemps parce que la cause de cet empêchement que j’ai encore sur le cœur me vient très vite à l’esprit.

J’avais une douzaine d’années, peut-être un peu plus et, pour les vacances de Pâques nous partons à Barcelone avec mes parents et mon petit frère (4 ans de moins). En arrivant, nous sommes accueillis par une cousine de Maman qui nous a fait la surprise d’avoir réservé pour nous quatre places pour la corrida de Pâques, la plus belle, dans les arènes de Barcelone. Non, je ne veux pas y aller. « On ne peut pas refuser, c’est un cadeau. Et puis il faut y aller, le voir au moins une fois avant de dire qu’on n’aime pas ! Et tu fais ce qu’on te dit, impossible de faire autrement ! » Et nous voilà tous les quatre grimpant puis redescendant les gradins pour accéder aux « meilleures » places près de l’arène, près du spectacle. Il fait beau, il y a du soleil, une belle lumière poudreuse. La musique superbe commence, je suis presque heureuse, j’ai oublié pourquoi on est là. Envie de danser. Défilé des toreros. C’est beau.

Rentre le premier taureau. Je ne peux pas raconter, comme je ne peux pas voir les images. Je me retourne sur mon siège espérant que les gens allaient se révolter, non, ils ont l’air satisfaits. Alors je me mets à hurler, à les insulter. Mon petit frère pleure, Maman n’est pas loin des larmes.

Mon père a dû nous faire sortir en dérangeant et bousculant tout le monde, sous les huées et les insultes. « Quels enfants mal élevés ! » Nous avons fait un grand tour dans la ville avant de retourner chez la cousine. Nous aurions dû en parler avec mes parents, mais je n’osais pas aborder le sujet. Mon père me trouvait trop sensible et j’avais honte de ce que j’avais vu. Honte de n’avoir rien fait. Honte que des êtres humains puissent traiter ainsi des animaux, moi qui ramassais tous les chats perdus du quartier.

Soixante ans après, c’est encore un traumatisme. Alors, bien sûr, je fais ce que je peux pour la cause animale, je signe des pétitions, mets des petits pouces en l’air ou des vilaines grimaces à l’attention des associations de défense, remercie Aymeric Caron qui m’a expliqué qu’on peut très bien vivre sans manger de viande, mais j’aimerais faire bien plus. Sauter dans l’arène, filmer dans les abattoirs, débrancher les singes dans les labos, recoudre les chiens traînés derrière les scooters, mais ça bloque. Je ne peux pas voir, pas entendre, ne veux pas comprendre ces humains inhumains. Je pense que ce dimanche de Pâques barcelonais m’a marquée à jamais.

La place des petites filles, de leurs petits frères n’est pas dans les arènes. Et chaque fois qu’une ville décide  qu’elle refusera d’organiser de nouvelles corridas, un tout petit peu du poids que j’ai sur la poitrine s’évapore. J’ai eu un grand sourire quand en 2010, le Parlement catalan, après une initiative législative populaire a interdit la corrida en Catalogne donc à Barcelone. Un grand sourire quand en 2011 se sont déroulées les dernières corridas, que les matadors ont tué les derniers taureaux. Ce n’est pas gagné mais on a vu que c’était possible.

Nos élus sont les mieux placés pour porter et faire voter des lois pour l’abolition ou au moins pour que les enfants soient épargnés par ce genre de spectacle. À nous qui les avons élus de le leur demander.

Martine Laurens Bompar