Un article de Jean-Paul Richier
Un torero trouve la mort dans une arène, un chansonnier raille cette mort, les lobbies taurins gesticulent.
PREMIER ÉPISODE
Mort d’un toréador © Jean-Paul Richier
Le toréador espagnol Ivan Fandiño, 36 ans, a été encorné à mort samedi 17 juin à Aire-sur-Adour (arrachement de la veine cave supérieure). Cet issue rarissime (la dernière mort d’un toréador en France remonte à presque un siècle) a fait le buzz dans les médias.
Les aficionados versent des larmes, eux qui vont répétant que la corrida est un combat, que le toréador est un héros qui met sa vie en danger, et qui réclament qu’on n’émousse surtout pas les cornes de taureau.
Prenons Francis Wolff, qui a été prof de philo à l’ENS, et est un des quelques intellectuels patentés du mundillo français. Il a publié en 2010 Cinquante raisons de défendre la corrida. Et quelle est sa « raison » n°3 ?
« La corrida n’aurait aucun sens sans le risque de mort du torero. »
Les médias taurinistes ont blablaté sur le choc et l’émotion des spectateurs. Ils oublient de se pencher plus particulièrement sur les mineurs.Les aficionados aiment à venir poser leurs fesses sur les gradins avec leurs enfants. D’autant plus que la corrida d’Aire-sur-Adour était en l’occurrence gratuite pour les moins de 15 ans.
En janvier 2016, le Comité des droits de l’enfant a recommandé à la France d’interdire d’interdire l’accès des enfants aux spectacles de tauromachie. Mais notre cher pays des droits de l’homme n’en a cure, les enfants peuvent toujours venir voir gratuitement des taureaux se faire massacrer et des toréadors se faire embrocher.
DEUXIÈME ÉPISODE
Dans l’émission de France Inter Si tu écoutes, j’annule tout, le 23 juin dernier, Frédéric Fromet a chanté une chanson consacrée à la mort d’Ivan Fandiño, sur l’air du Bambino de Dalida.
Il n’a pas fait dans la dentelle. C’est de l’humour gore. On aime ou pas.
A titre personnel, j’ai pour précepte de ne pas me réjouir de la mort d’un homme.
Pour trois raisons.
- D’abord par principe, c’est un de mes rares côtés déontiques (avec cependant une exception conséquentialiste : si la mort d’un homme malintentionné peut éviter la mort injustifiée d’autres hommes, ou déstabiliser un mouvement terroriste).
- Ensuite, dans ce cas de figure, par cohérence éthique. Il n’est pas cohérent de militer contre la violence, la souffrance et la mort, et de se réjouir de la mort d’un homme. On alimente simplement le cercle vicieux qui alimente la violence humaine depuis la nuit des temps. C’est un de mes rares côtés christiques.
- Enfin, par respect pour la famille de la victime. Pas tant ici pour l’épouse du toréador, Cayetana García, équatorienne, issue d’une famille appartenant au mundillo équatorien et passionnée de corrida. C’est leur implication tauriniste qui les a rapprochés en 2014. Elle a fait un choix qu’il lui faut assumer. Mais pour les parents du toréador, Paco et Charo, qui ne l’ont pas poussé dans le milieu tauriniste, mais au contraire ont tenté en vain de lui éviter cette carrière. Et bien sûr pour sa fille Mara, qui va avoir 2 ans en août prochain, et se retrouve déjà orpheline de père. Cependant, comme je le pointe plus bas, la famille est hispanophone ; et une fillette d’à peine 2 ans ne maîtrise même pas sa langue maternelle.
Mais il s’agit en l’occurrence du droit à user de la liberté d’expression. Et plus précisément de la licence humoristique, qui reste encore heureusement au patrimoine culturel immatériel de la France.
Frédéric Fromet choisit non pas l’agressivité, mais l’humour, qu’on l’apprécie ou pas. L’humour est certes en l’occurrence un moyen d’exprimer une agressivité, mais les taurinistes, qui mettent toujours en avant l’ « humanisme », doivent savoir que « le rire est le propre de l’homme ». Et ce chansonnier a le mérite de l’assumer en public. Il ne s’agit pas d’invectives anonymes ou noyées dans la masse sur les réseaux sociaux.
Donc je ne défends pas la chanson de Frédéric Fromet comme telle, je défends la liberté d’expression. Une pétition a d’ailleurs été lancée pour contrecarrer les signalements au CSA orchestrés par les amateurs de corrida.
Cette chanson n’enfreint en aucune manière la loi dite « du 29 juillet 1881 » sur la liberté de la presse.
La raillerie , la moquerie, le quolibet ont ainsi toujours été la marque de fabrique de Charlie Hebdo, quel que soit le sujet, y compris tragique. Il est vrai que le président de l’association intitulée Observatoire National des Cultures Taurines (ONCT), André Viard, avait tenu à faire savoir qu’il n’était pas Charlie après la tuerie de janvier 2015.
TROISIÈME ÉPISODE
L’UVTF et l’ONCT, deux associations dédiées au lobbying tauromachique, profitent du buzz autour de la chanson pour faire un peu parler d’elles, et saisissent le Conseil Supérieur de l’audiovisuel, le Médiateur de Radio France, la direction de Radio France et celle de France Inter !
Que nous raconte le communiqué de l’UVTF/ONCT ?
1 – Quid des expressions employées dans la phrase « La chanson se caractérise, en effet, à la fois par une « volonté délibérée d’offenser » l’ensemble des amateurs de corrida liés à celle-ci par un fort attachement culturel, et une « atteinte aux sentiments d’affliction de la famille en période de deuil ». »
a) A quoi se réfère la « volonté délibérée d’offenser » ?
A la procédure entreprise par des organisations islamiques contre Charlie Hebdo, après la publication de dessins mettant en scène le prophète Mahomet en février 2006, pour injures publiques à l’égard d’un groupe de personnes en raison de leur religion. La Cour d’appel de Paris avait confirmé que la publication de ces dessins dans Charlie ne procédaient pas d’une « volonté délibérée d’offenser directement et gratuitement l’ensemble des musulmans ».
Je sais que pour les aficionados, la tauromachie est une religion, mais, au risque de les décevoir, offenser l’ensemble des amateurs de corrida, ou l’ensemble des chasseurs, ou l’ensemble des militants d’extrême-droite, ne constitue pas une infraction. Les groupes de personnes faisant l’objet d’injures publiques dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ne sont concernées qu’ « à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée », ou encore « à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre ou de leur handicap ».
A moins que les aficionados revendiquent d’être handicapés du ciboulot, ce que j’aurais, j’en conviens, du mal à contre-argumenter.
Ou sinon, alors même que chacun sait que de nos jours la majorité des Français sont opposés à la corrida, pourquoi ne pas déclarer que l’organisation de chaque corrida procède d’une volonté délibérée d’offenser l’ensemble des opposants à la corrida ?
b) A quoi se réfère l’« atteinte aux sentiments d’affliction de la famille en période de deuil » ?
A la procédure engagée par les proches du préfet Erignac, assassiné en Corse en février 1998, contre Paris Match et VSD qui avaient publié une photo du corps du préfet quelques jours après. La justice leur avait donné raison, comme on peut le lire dans lapublication (Bulletin 2000 I N° 341 p. 220 ) de la décision de la Cour de cassation (Cass. Civ. 1ère ch., 20 Décembre 2000), qui fait état de « l’atteinte à l’intimité de la vie privée de la famille du fait de la méconnaissance des sentiments d’affliction suscités par la période de deuil ». Mais cette jurisprudence concerne donc une photo.
La chanson de Frédéric Fromet est quant à elle écrite en français, et est passée sur une radio française. Donc la famille du toréador espagnol devrait en être épargnée. Sauf si bien sûr les taurinistes s’empressent de lui traduire la chanson pour lui montrer combien les anticorrida sont des vilains méchants.
Et en dernière analyse, c’est à la famille qu’il appartiendrait de se plaindre, pas à des associations taurines.
Et si les taurinistes tiennent à s’offusquer au nom de la famille en deuil, ils feraient mieux de s’en prendre aux grands médias qui ont diffusé vidéos et photos de l’encornage du toréador. A commencer par le grand quotidien espagnol de droite ABC, tauriniste à mort, qui a fait la une de son édition du lendemain avec la photo de Fandiño grimaçant en train d’être encorné.
Pensent-ils que cette une fait plaisir à la femme, aux parents, et à la fille du matador ?…
2 – Quant à la jurisprudence explicitement invoquée par le billet de l’UVTF/ONCT, elle ne tient pas debout.
a) A quoi se réfère la « sanction confirmée par le Conseil d’État (CE, 20 mai 1996) » ?
En janvier 1995, un présentateur de la radio Skyrock, s’était réjoui à plusieurs reprises de la mort d’un policier, tué à Nice lors d’une fusillade avec des malfaiteurs. Le CSA avait sanctionné la radio pour atteinte à l’ordre public et à la dignité de la personne humaine. Le Conseil d’État avait cautionné cette sanction en mai 1996.
Il est tout simplement indécent de comparer un policier, tué par des malfaiteurs dans l’exercice de ses fonctions, avec un toréador, qui se fait encorner lors d’un spectacle payant où il blesse et tue des animaux pour le plaisir.
b) A quoi se réfère le jugement de la Cour d’Appel de Paris le 13 novembre 1997 ?
Le billet de l’UVTF/ONCT le mentionne pour avancer que « la chanson incriminée se caractérise par une « hostilité foncière » qui pourrait « susciter, à l’occasion d’un événement précis, des réactions malsaines, dont l’emploi de la violence » ».
Charlie-Hebdo avait publié en juillet 1996, à l’occasion de la visite de Jean-Paul II, un article intitulé « Bienvenue au pape de merde », puis un numéro « spécial pape » en septembre 1996. L’AGRIF (Alliance Générale contre le Racisme et pour le respect de l’Identité Française et chrétienne), association d’extrême-droite, avait poursuivi Charlie-Hebdo. La Cour d’appel de Paris avait donné raison à l’AGRIF par son arrêt du 13 novembre 1997, qui observait que des dessins « représentent le Pape en situation d’être guillotiné, frappé d’un boulet de canon ou dans des situations du même ordre. », statuait que « c’est la communauté catholique qui est visée » et concluait que ces dessins constituaient une provocation à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur appartenance à une religion. Le pourvoi en cassation de Charlie Hebdo fut rejeté faute de dépôt du mémoire dans le délai légal.
Décidément, pour les aficionados, la tauromachie est une religion ! Et décidément, ils en ont après Charlie Hebdo !
Toujours est-il que la chanson de Frédéric Fromet n’appelle aucunement à la violence envers qui que ce soit. A contrario, les exemples de menaces à peine voilés des aficionados envers les anticorrida sont aisées à trouver.
Et le billet de l’UVTF/ONCT croit devoir enchaîner « l’activisme anti-taurin connaît régulièrement des débordements », alors que ce sont les taurinistes qui ont étécondamnés en avril 2016 pour des violences commises sur les anticorrida en octobre 2011 à Rodilhan.
On se demande d’ailleurs ce qu’entend le billet lorsqu’il insinue plus loin que les anticorrida doivent cesser leurs provocations pas gentilles « si l’on veut éviter que leur multiplication n’entraîne la radicalisation de ceux qui sont pris pour cible ». Mais c’est très bien que les taurinistes évoquent eux-mêmes leur « radicalisation », terme fort peu anodin à notre époque. Qu’ils ne s’étonnent donc pas si on leur fait remarquer les points communs entre aficionados et daechiens, même si les premiers sont nettement moins fous et nettement moins dangereux que les seconds. Le goût pour la violence et le sang. Le souci d’embrigader les enfants. La tradition comme seule et unique vérité. Le galimatias hispano-technique d’un côté, le galimatias corano-hadithique de l’autre…
3 – La conclusion du billet de l’UVTF/ONCT est assez pathétique :
« nous exigeons des excuses publiques de la part de l’auteur cette agression aussi immonde que gratuite, ainsi qu’un droit de réponse dans le même créneau horaire »
Des excuses publiques et un droit de réponse ? Le fond du problème, c’est : pourquoi Ivan Fandiño est-il mort ? Si la corrida avait enfin été supprimée, il ne se serait pas conduit à sa perte.
C’est le mundillo, le petit monde de la corrida qui est responsable de la mort d’Ivan Fandiño, c’est lui qui a définitivement privé ses parents d’un fils et sa fille d’un père. Et il exige des excuses publiques et un droit de réponse ?…
Jean-Paul Richier
Article initialement paru dans Mediapart