Lors d’un débat sur la corrida organisé à Bordeaux début 2014, le Dr Gouffrant, médecin des arènes et figure très connue du petit monde de l’Aficion, a exposé au public ses théories – présentées comme scientifiques – pour justifier l’existence même des aficionados et leur nature profonde.
Ce qu’il y a de bien avec l’approche scientifique, c’est qu’elle permet d’avancer des hypothèses ou des théories et de les analyser à l’aide d’observations factuelles qui les confirment ou les infirment.
Que dit donc le Dr Gouffrant ? « Toute l’histoire de l’humanité est contenue dans nos gènes ». Il développe cet aphorisme puissant en précisant que si nous sommes ce que nous sommes, c’est à la suite de millions d’événements qui se sont succédé depuis l’apparition de l’être humain et l’ont fait évoluer du stade d’hominien brutal et arriéré à celui d’homme civilisé moderne. Et le docteur d’ajouter que, comme la tauromachie prend ses sources les plus ancestrales dans la préhistoire, rien de plus naturel à ce qu’il y ait de nos jours des aficionados qui adorent la corrida, c’est génétique, c’est le patrimoine de l’histoire de l’humanité, c’est plus fort que nous, on n’y peut rien.
J’en entends parmi vous qui vont aussitôt s’écrier que la corrida ne remonte qu’à quelques siècles et que l’évolution génétique n’est qu’une toute petite partie de ce qui fait un être humain puisqu’il va largement être modelé par ses expériences, son vécu et pas seulement ses gènes. Autrement dit, tout cela ne tient pas debout une seconde.
Mais ne soyons pas péremptoires : admettons un instant que tout ce qu’affirme le Dr Gouffrant est vrai et analysons objectivement ce qu’en sont les conséquences.
1 – Si la tauromachie est vraiment née il y a 20 000 ans – ce qu’aucun historien ou préhistorien ne peut croire, mais que le spécialiste incontesté de l’anthropologie qu’est André Viard a affirmé avec emphase sur son blog – et qu’il y a toujours de nos jours des gens pour aimer ça alors que l’immense majorité de l’humanité est depuis longtemps passée à autre chose, une conclusion s’impose : les aficionados sont d’authentiques fossiles vivants.
Pour eux, l’évolution s’est arrêtée à l’âge des cavernes. Ou, au mieux, au bas Moyen-âge quand les premières courses de taureaux ont été organisées en 815 dans les Asturies. Ou, si leur héritage génétique est franco-français, au 19e siècle quand la corrida espagnole a été importée en France.
Dans tous les cas, cela fait d’eux des laissés-pour-compte de l’Histoire, voire des arriérés. Ils sont d’ailleurs en voie rapide de disparition puisque des corridas, il y en a de moins en moins, même en Espagne où leur nombre a été divisé par huit lors de ces trente dernières années. Sans parler du reste du monde qui doit avoir, aux yeux du Dr Gouffrant, un autre patrimoine génétique que celui des aficionados puisque 192 pays sur 200 ne pratiquent pas de corrida.
2 – Si vraiment les coutumes des hommes des cavernes forment une part de notre patrimoine génétique dont nous devons nous enorgueillir au point de continuer à les faire vivre de nos jours, pourquoi donc se limiter à la tauromachie ? Légalisons une fois pour toutes les plus anciennes et les plus répandues d’entre elles et célébrons aussi les meurtres et les viols, c’est bien plus universel. Ça, oui, c’est profondément ancré dans les humains et ça a quand même une autre gueule que de trucider des taureaux enfermés dans une arène. S’il y a bien une tradition ininterrompue dans l’histoire de l’humanité, c’est bien celle-là. Et elle n’est pas locale, elle, mais planétaire.
3 – Si des dessins rupestres montrant des hommes préhistoriques planter des lances dans des aurochs sont la preuve que la tauromachie remonte à la préhistoire, alors ceux qui montrent les mêmes hommes planter des lances dans des mammouths, des ours, des tigres, des antilopes ou d’autres hommes nous poussent de façon impérieuse – c’est resté dans nos gènes, rappelez-vous – à organiser des spectacles éléphantomachiques, oursomachiques, tigromachiques, antilopomachiques et humanomachiques.
Et, de fait, c’est ce qui s’est produit en partie. Ah le bon vieux temps où, dans les arènes, on faisait se battre jusqu’à la mort des gladiateurs entre eux ou face à des fauves (pas des herbivores, des vrais) ou qu’on jetait des chrétiens aux lions pour se marrer en famille (eh oui, les aficionados de l’époque pensaient déjà que les spectacles d’agonies et de mises à mort étaient formateurs pour l’enfant, c’est Ruffo qui va être content d’avoir une telle « caution » historique).
Seulement, voilà, tout cela a disparu dans les pays modernes. Pourquoi ? Parce qu’ils sont modernes, justement. Parce que c’est ça, la civilisation, le fait que les hommes progressent pour sortir de la barbarie.
Voici donc ce que nous apprennent les théories du bon Dr Gouffrant : les aficionados sont des vestiges d’un âge obscur et reculé où les plus vils instincts prévalaient. Ils sont, selon lui, restés à l’écart du développement de toute civilisation. Depuis la nuit des temps, ils ont arrêté d’évoluer.
Autant de lucidité, venant de l’un d’entre eux, laisse sans voix. En fait, finalement, il faut le reconnaître : on est d’accord avec lui.
Roger Lahana