La corrida en France, histoire de la construction d’un mythe

Article d’Eric Baratay, extrait de la Revue d’histoire moderne et contemporaine 44, 2 (1997) 307-330

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L’une des idées répandues fait remonter l’origine de la corrida aux chasses préhistoriques évoquées dans l’art pariétal ou aux jeux crétois de l’époque minoenne qui se seraient diffusés sur les rivages du bassin méditerranéen ou encore aux combats dans les cirques romains, acclimatés en France méridionale dans les arènes d’Arles, de Nîmes ou de Fréjus. Depuis, l’usage de combattre des taureaux se serait pérennisé en Espagne et en France. Parallèlement, une autre opinion voudrait que la corrida ne soit que la forme moderne d’un culte ancestral du taureau dont on trouverait les premiers témoignages dans les fresques préhistoriques et qui se serait déployé dans le monde méditerranéen, de la Mésopotamie à l’Espagne en passant par l’Égypte, la Crète et l’Empire Romain investi, du Ier au IVe siècle, par le mithriacisme, rival dangereux du christianisme balbutiant.

Toutes ces idées sont infirmées par les connaissances actuelles. À l’apogée de la civilisation crétoise (Minoen Récent I, 1600-1450), les relations avec l’extérieur étaient centrées sur les îles de la mer Égée et ne dépassaient pas la Syrie ou l’Égypte. En France, les arènes romaines furent détruites au moment des invasions barbares ou occupées par des habitations jusqu’au XIXe siècle (Nîmes, 1813; Arles, 1837). On sait maintenant que l’apparition en Espagne des premiers jeux taurins, chevaleresques ou populaires, se situe plus modestement autour des XIe-XIIIe siècles et que la formalisation de la corrida s’effectua au XVIIIe siècle à partir de certaines coutumes des abattoirs, notamment ceux de Séville. L’écart entre le mythe et la réalité est semblable à propos du culte du taureau. Les analyses communes des peintures rupestres oublient que cet animal, en fait un bison ou un aurochs, n’est pas le seul représenté, qu’il est même moins fréquent que le cheval dans la première partie du paléolithique supérieur et pas toujours à égalité à l’époque du Magdalénien (Lascaux, Rouffignac). Pourtant, personne ne parle d’un culte des équidés.

La France méridionale, une terre naturelle de la corrida ?

Ce mythe intervient souvent en complément chronologique du premier, mais il est aussi repris par ceux qui ne croient pas aux origines antiques. Il repose sur l’idée qu’il existe en Provence et dans les Landes une vieille tradition taurine, incarnée par les courses camarguaise et landaise, responsable d’une culture tauromachique profondément ancrée, quasi consubstantielle au peuple de ces régions. Dès lors, la corrida, introduite à partir de 1852, ne peut être considérée comme un élément étranger, plaqué sur la culture méridionale. Elle fut « appelée  » par la tradition taurine et s’enracina rapidement dans un territoire prêt à l’accueillir. Elle appartient au peuple du Midi « par les profondeurs  » affirma Montherlant en 1926. Cette même tradition expliquerait le maintien naturel, obligatoire des corridas jusqu’à nos jours. Il s’agit d’une reconstruction du passé destinée à justifier les convictions présentes. Elle est devenue commune parmi les aficionados et se voit véhiculée par les médias, parce que les autres causes sont oubliées.

Ce mythe est basé sur le postulat qu’il n’existerait des jeux taurins que dans le Midi. En réalité, les courses landaises et provençales ne furent formalisées que récemment, aux XIXe-XXe siècles En France, des courses se déroulaient régulièrement à Autun au XVIIe siècle et des combats d’animaux à Paris, Lyon, Rouen, etc., aux XVIIIe-XIXe siècles. Tout cela disparut peu à peu, au plus tard à la fin du XIXe siècle, sans que ces régions aient accueilli la corrida. En fait, le mythe repose sur une confusion entre l’état de la recherche et la réalité : on connaît plus d’exemples provenant du Sud-Ouest ou de la Provence, parce que les érudits aficionados sont allés chercher leurs traces dans les archives afin d’étayer la thèse commune, ce que personne n’a fait ailleurs.

D’autre part, l’évolution des courses locales vers une moindre violence ne facilita pas la jonction avec la corrida.

La première moitié du XIXe siècle fut marquée par la répulsion croissante d’une partie des élites régionales et parisiennes envers la violence des courses, notamment les traitements infligés aux bêtes. Si elles ne purent obtenir leur suppression à cause de la résistance des populations, leur opposition obligea tout de même à une transformation des pratiques : les courses de rues furent refoulées dans des espaces clos ; des municipalités recommandèrent de ne pas maltraiter les taureaux après le vote de la loi Grammont (1850) qui punissait d’une amende l’auteur de sévices publics sur les animaux domestiques. C’est pourquoi l’accueil de la corrida ne fut pas aussi spontané qu’on le prétend.

Arles, la capitale de la course camarguaise, ne connut pas de corridas avec mise à mort avant 1892 (1863 à Nîmes). Elle n’en organisa ensuite qu’une par an, avec une interruption à la fin du siècle, puis de 1923 à 1931. En 1900, le journal La Gironde démentit l’idée que celles-ci fissent partie de la tauromachie traditionnelle et 46% des députés des Bouches-du-Rhône, du Vaucluse, de la Haute-Garonne, du Gers et de la Gironde votèrent en faveur de l’examen en urgence d’une proposition de loi les interdisant.

En réalité leur introduction fut laborieuse, en priorité à cause de la réserve du public. Lors des trois corridas données en 1853 à Bayonne (première ville à les organiser), les spectateurs désertèrent les gradins dès le second jour. En 1859, l’assistance diminua de moitié lors de la deuxième course et la troisième fut annulée. Même scénario à Mérignac en 1853. Même échec à Nîmes en 1863. Après leurs expériences décevantes de courses mixtes en 1861, Saint-Sever se replia sur les landaises et Dax oublia les corridas jusqu’en 1878. À Bayonne, l’impresario résilia son bail en 1860, son successeur fit de même en 1862. Peu enclins à admettre cette réserve, beaucoup d’aficionados expliquent ces difficultés par la médiocrité des combats, mais le public de l’époque n’avait pas l’expérience pour en juger et cela supposerait de la part des organisateurs un acharnement louable, mais suspect à faire faillite ! En fait, la population méridionale ne se distinguait guère de celle du nord où les échecs furent nombreux une fois passé l’attrait de l’exotisme, une situation cette fois reconnue par tous, car elle semble prouver l’incompatibilité géographique.

Les difficultés de l’introduction furent aussi le fait d’une vive opposition, y compris régionale, nous l’avons vu. Le monde intellectuel, les évêques locaux (Aire, Nîmes), la S.P.A. condamnèrent les corridas et obtinrent l’intervention des pouvoirs publics. Les municipalités ne résistèrent guère et respectèrent dans l’ensemble les interdictions répétées de 1881, 1884, 1886, même si des corridas intégrales furent organisées à la sauvette à Nîmes ou dans les Landes. En fait, la volonté des organisateurs de ne pas choquer et de prouver leur respect de la loi Grammont les conduisit le plus souvent à se servir, tel un cheval de Troie, des courses locales pour monter des spectacles mixtes qui se maintinrent jusque dans le premier tiers du XXe siècle : courses burlesques, hispano-landaises, hispano-provençales où les acteurs multipliaient les passes, les sauts, les poses de banderilles ou de cocardes, avec quelquefois des piques, mais sans l’estocade. Si les jeux locaux servirent de niche écologique aux corridas, ce fut plus par nécessité que par attrait.

Éric Baratay
Professeur d’histoire contemporaine
Histoire des animaux, Université Lyon 3

L’article intégral dont est extrait le texte ci-dessus peut être lu ici : Comment se construit un mythe : la corrida en France au XXe siècle par Eric Baratay, Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, Société d’Histoire Moderne et Contemporaine, 1997, 44 (2), pp.307-330.