La corrida est-elle compatible avec la Constitution ?

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Début 2011, le ministère de la Culture annonce l’inscription de la corrida à l’inventaire du patrimoine culturel immatériel de la France, qui devient ainsi le seul pays au monde à avoir pris une telle initiative. Les aficionados crient victoire, les anti-corridas sont indignés. Venu du plus haut sommet de l’État, il s’agit là d’un soutien à l’unique justification juridique de l’existence de la corrida dans notre pays qui réprime pourtant durement les sévices commis envers les animaux.

L’article 521-1 du Code pénal précise, en effet, que « le fait, publiquement ou non, d’exercer des sévices graves ou de commettre un acte de cruauté envers un animal domestique, ou apprivoisé, ou tenu en captivité, est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende. » Cependant, ce même article autorise par exception certaines communes à pratiquer de tels sévices, dans son alinéa 7 : « Les dispositions du présent article ne sont pas applicables aux courses de taureaux lorsqu’une tradition locale ininterrompue peut être invoquée. »

On le voit, aux yeux de la loi, la corrida est bel et bien considérée comme une torture commise sur un animal. Pourtant, elle est autorisée et ce, pour le simple fait qu’il s’agit d’une tradition. L’argument est choquant à plus d’un titre.

D’une part, aucune tradition ne devrait jamais pouvoir justifier le maintien d’actes barbares reconnus comme tels par la loi de notre pays, sinon pourquoi ne pas légaliser également d’autres « traditions » bien plus anciennes telles que l’esclavage et les bûchers pour les hérétiques.

D’autre part, comment admettre que des délits punis d’emprisonnement et d’amende dans 90% de notre pays, soient légaux dans les 10% restants ? Un matador (mot espagnol qui signifie « tueur ») peut être adulé à Nîmes ou Bayonne lorsqu’il pratique son « art » alors qu’à Brest, Lyon ou Paris, il serait aussitôt condamné comme tortionnaire pour les mêmes actes.

Enfin, d’un point de vue moral, en quoi notre patrimoine culturel devrait-il se glorifier de telles survivances cruelles au seul motif qu’elles sont pratiquées par une poignée de communes françaises depuis à peine plus d’un siècle ? Au passage, ladite « tradition » n’a rien à voir avec nos racines culturelles puisqu’elle a été imposée à la fin du XIXe siècle par l’Espagnole Eugénie de Montijo lorsqu’elle est devenue l’épouse de Napoléon III. Si tradition il y a, elle est espagnole et non française.

En septembre 2011, le CRAC Europe (Comité Radicalement Anti Corrida, la plus ancienne association anti-corrida française, fondée en 1991) et DDA (Droits des Animaux) ont saisi le tribunal administratif de Paris d’un recours en annulation contre la décision d’inscription de la corrida au patrimoine immatériel de la France.

Dans ce cadre, une QPC (question prioritaire de constitutionnalité) a été soulevée, visant à contester la constitutionnalité de l’alinéa 7 de l’article 521.1. En effet, cet alinéa crée de facto une inégalité des Français devant la loi : la plupart d’entre eux sont condamnés s’ils commettent des sévices envers les animaux, alors qu’une minorité peut le faire en toute légalité au point d’ériger en spectacle subventionné l’agonie ritualisée d’un taureau allant jusqu’à sa mise à mort.

Lors d’une audience publique du Conseil d’État le 6 juin 2012, le rapporteur public a conclu au renvoi de la QPC devant le Conseil constitutionnel malgré l’avis négatif de Michel Mercier, garde des Sceaux du gouvernement Fillon.

Par décision du 20 juin 2012, le Conseil d’État a suivi les conclusions du rapporteur, précisant que la disposition d’exception autorisant la corrida « serait contraire aux droits et libertés garantis par la Constitution, et notamment au principe d’égalité devant la loi garanti par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 », ce qui « soulève une question présentant un caractère sérieux ». La QPC est ainsi parvenue au Conseil constitutionnel.

Un pas supplémentaire a été franchi avec la récusation de Nicolas Sarkozy sur ce dossier en tant que membre du Conseil constitutionnel, puisqu’il était président de la République quand la corrida a été inscrite au patrimoine de la France. L’ancien chef de l’État n’a jamais caché son goût pour la tauromachie et se serait retrouvé en l’occurrence à la fois juge et partie. Dès réception de la demande de récusation, le Secrétaire général du Conseil a écrit à l’avocat du CRAC et de DDA, pour l’informer que « Monsieur Nicolas Sarkozy ne participera pas à la décision du Conseil constitutionnel sur la question prioritaire de constitutionnalité n° 2012-271 ».

Le Conseil débattra de cette QPC le 11 septembre prochain. Si les Sages confirment le caractère inconstitutionnel de l’alinéa 7, la corrida sera purement et simplement abolie sur l’ensemble du territoire. Sinon, les Français resteront inégaux devant la loi, certains conservant le droit de torturer et d’autres pas, suivant le lieu où ils résident. Réponse dans quelques semaines.

Roger Lahana
Le Huffington Post, 4 septembre 2012