C’était un matin. Une journée chaude, sans un souffle de vent pour déplacer le sable que frôlaient mes pieds, sans un nuage pour laisser à la terre un répit entre deux rayons de soleil brûlants. C’était un matin que j’avais imaginé comme un autre, mais qui, bientôt, se révèlerait être le dernier. Car en enfer j’avais atterri, pour ne plus jamais décoller.
Quand je suis arrivé, je n’ai pas compris tout de suite. Plutôt ai-je refusé à mes craintes cette place de luxe qu’elles enviaient à mon insouciance passée. Je suis entré là où on me disait d’aller, j’ai patienté, pensant ne pas être le seul : je croyais que les cris environnants témoignaient des milliers d’âmes qui, comme moi, visitaient ce lieu encore inconnu. J’ai attendu ce qui m’a paru être une éternité, impatient, nerveux au fur et à mesure que les voix s’échauffaient, jusqu’à ce que l’on se décide à m’ouvrir – enfin ? Je ne savais pas vraiment si je pouvais me réjouir d’être libéré, parce que je n’étais pas certain que sous l’impression de libération ne se cachait pas un mensonge, une illusion vouée à se dissoudre. Mais on m’ouvrait, alors j’ai plongé. Plongé dans ce décor surplombé de corps, tous joyeux, le sourire aux lèvres, l’insouciance à l’esprit, le soleil dans les yeux. Pendant un instant peut-être j’aurais pu croire que tout était normal, que tout allait bien. C’est vrai, j’aurais pu confondre égoïsme et bonheur, spectacle et pulsions. Mais quand j’ai vu que j’étais seul au milieu de la scène, moi qui n’avais rien d’un acteur, j’ai compris que rien n’était normal. Pire : j’ai compris au regard de l’homme qui est apparu face à moi, dans son déguisement grotesque, que plus rien n’irait bien.
J’ai regardé à droite, à gauche, et je n’ai rien reconnu. Le bruit a succédé au silence, la foule aux plaines. J’ai voulu partir, m’enfuir, au plus vite, avant qu’il ne soit trop tard – parce que je sentais que bientôt, il serait trop tard – mais je ne voyais plus d’issues ; seulement mon désespoir qui déjà me brouillait la vue. Alors je me suis mis à courir, droit devant moi, droit vers lui, tête baissée, ma colère et ma peine pour seules armes. Et tout s’est enchaîné.
Une fois que j’ai commencé à tourner en rond dans cette prison de rires et d’acclamations, je n’ai presque plus trouvé le temps de m’arrêter. Rapidement, j’ai compris que l’homme à mes côtés était armé. Et quelles armes… Je n’avais d’autres choix que d’avancer, toujours.
Alors je cours. Je cours, mais comme je suis enfermé, je m’essouffle sans que cela parvienne à m’aider. Pourtant je continue, incapable de m’arrêter, et les gens autour de moi crient de plus belle : bientôt la panique prend le dessus. Je le vois, cet ingrat, me narguer de son regard orgueilleux, de sa pose minable, le menton fier, la tête si grosse de toute cette prétention que peut-être l’homme n’arrive plus à la maintenir sur ses épaules autrement que penchée vers l’arrière. Et tout m’écœure, alors je fonce sur cette ombre, trop sûre du corps qu’elle dessine, qui semble me provoquer et me hante déjà, à peine ai-je le temps de fermer les yeux. Mais en même temps, je vois qu’il s’élance : l’homme sait se défendre quand on l’acclame, et déjà dans mon dos lance la douleur de l’objet qui m’a transpercé la peau sans me la faire, au milieu des applaudissements.
Que font-ils, tous ces gens ? Ils ne m’aident pas ? Ils semblaient ravis il y a un instant, mais comment croire que ces cris sont joie et plaisir, quand des larmes menacent ma dignité de s’évaporer sous la chaleur du soleil ? Mes idées se bousculent, aucune solution ne s’offre à moi, comme s’il n’y avait aucune issue à ce qui est en train de m’arriver… Je ne comprends pas. À la peur se mêle la colère ; notre monde est-il vraiment si mal en point ? Un nouvel attentat se joue, mais cette fois j’en suis le principal personnage, peut-être la seule victime. Et si mes réflexions ne cessent de marteler mon crâne jusqu’à ce qu’il implose, je ne trouve tout de même pas de raisons de vouloir me tuer. Qu’a-t-il dans la tête celui qui me traque pour me traiter ainsi ? Voit-il en moi la réincarnation de je ne sais quel diable ? Je ne sais pas, et mes pas déjà commencent à se dérober.
Je suis hors d’haleine mais je ne peux pas m’arrêter, c’est pourquoi à nouveau je m’approche de lui ; mes spectateurs, ces lâches qui ne m’aident en rien, entonnent un drôle de refrain, tandis que cet homme, ce terroriste à mes yeux, me blesse : est-ce à cela que ressemble la chanson que l’on chante aux innocentes victimes qui vont bientôt trouver la mort, quand elles souffrent déjà ?Malgré ma douleur et le sang que je sens couler le long de mon dos, comme une rivière qui bientôt deviendra fleuve et rencontrera l’affluent invisible de mes larmes, je ne peux toujours pas m’arrêter. Qu’y a-t-il de pire ? Ne pas pouvoir vous arrêter, incapable de le faire car la peur vous tétanise et semble forcer vos membres à continuer, ou bien s’arrêter et laisser le tueur savourer ce qu’il prendra pour votre défaite ? Ma blessure me ralentit et je me sens de plus en plus mal : l’assoiffé de sang, dans son costume qui me parait encore plus indécent désormais, avec son drap comme bouclier, en profite pour me donner un autre coup. Cette fois encore, une lame longue et pointue déchire ma peau et je saigne, l’arme toujours figée droit sur moi comme une flèche en plein cœur, qui hésite sans cesse entre accélérer ses battements ou les faire taire.
Le soleil brille toujours et je ne sais plus si c’est lui qui m’aveugle, cet homme qui me fait face ou bien la peur qui gangrène en moi, comme un poison dans mes veines qui, tantôt m’affaiblit, tantôt ravive mes dernières forces. Et ces dernières forces je les saisis, je tente le tout pour le tout en fonçant droit sur l’homme, ce fantôme de couleurs : mais il anticipe mon coup, et une nouvelle pique vient se loger dans mon dos : la troisième. La dernière ?
La chaleur, la soif, le sang qui gicle sans même parvenir à tacher le déguisement de l’homme qui daigne à peine partager la scène, tout cela, mêlé à la douleur qui me traverse comme des frissons d’aiguilles, ne me permet plus de fuir, cette fois. Et finalement la voilà, vicieuse, malveillante, mortelle : voilà ma dernière foulée qui arrive.
Que faire ? Je marche, et à chaque pas, c’est un peu plus d’énergie qui me fait ses adieux. Je sens toujours le regard de l’homme sur moi, et celui des centaines de spectateurs. Oppressant, naïf, obscène. Non, ils ne m’ont pas touché en plein cœur, plutôt en pleine âme ; viennent prendre leur place dans mon esprit pâlissant la tristesse et l’horrible sensation d’être arrivé à la fin d’une vie : la mienne.
Pourtant, si je ralentis, je ne m’arrête pas encore tout-à-fait. Une force inconnue en moi me pousse à survivre, à vaincre ce monde qui me regarde, méprisant. J’essaie de marcher plus vite à nouveau, pour ne pas mourir de mon abandon. Je frôle les murs pour m’éloigner de ce prédateur, ce monstre, mais au fur et à mesure qu’il s’approche, je ne peux plus rien faire pour me sauver. Je divague, j’erre à moitié mort, et mon regard se perd à son tour dans la foule de visages. Visages toujours vêtus de ces sourires comme des centaines de flèches qui me poignardent elles aussi. Spectateurs, complices. Qu’ont-ils dans la tête eux aussi, pour me laisser seul face au tueur ? Qu’attendent-ils ? La même chose que le terroriste ? Ai-je si peu de chance, d’être tombé entre ces pierres, où se réunissent les âmes les plus malhonnêtes ? Si seulement c’était un cauchemar… Puisse l’enfer n’être pas éternel, puisqu’il est ici-bas. J’aimerais tant me réveiller, revenir en arrière, bondir dans un futur qui serait autre, mais je ne sais plus quoi espérer : vaut-il bien la peine de vivre, lorsque l’on est blessé jusqu’à faire saigner son âme de tant de déceptions ?
Je suis finalement à l’arrêt ; c’en est fini pour moi. Je le sais, et je ne suis déjà plus vraiment moi. Une nouvelle douleur atroce, insultante, me fait frissonner : je me sens vide et n’entends presque plus rien. Comme si l’on avait arraché une partie de moi, causant la disparition d’un sens. Je me sens mourir à petit feu, la mort dans ce cas ne sera peut-être même pas le plus triste sort.
Et l’homme s’approche encore. Quand daignera-t-il enfin me laisser ? M’abandonner à mon désespoir, baignant dans la tristesse et la douleur, mais sans plus avoir à supporter son visage hideux, dont chaque ride est une marque de son infamie ? Quand ? Il s’approche plus près, saisit un couteau, un poignard même, qui devient miroir au soleil. Et je ne veux pas voir ça.
Non, si eux paraissent jubiler, tout autour, moi, je ne veux pas voir ça. Mon heure a sonné, et je ne regarderai pas l’aiguille achever sa tournée. J’aimerais tant courir une dernière fois… J’essaie de marcher, mais aussitôt mes pieds perdent le sens de l’équilibre et je m’effondre, minuscule au milieu de tout ce sable : je ne peux plus bouger, aucun de mes membres ne semble plus vouloir m’obéir. J’ai perdu depuis trop longtemps tous les moyens de lutter. Quelle fierté à en tirer ?
Désormais, mon sang coule à même le sol. Et finalement, quand le tueur a levé le bras dans un geste que tous ont dû trouver magistral, complices et stupides qu’ils sont, j’ai tout de même ouvert les yeux. Oui, j’ai regardé. J’ai voulu le regarder me tuer, l’ultime fois. Et les mots dans ma tête ont défilé sans que je ne puisse plus les retenir.
Traîtres, lâches, hypocrites. Assassins. Quand vous me tuerez, mon regard vous transpercera certainement aussi, et toute la colère et la peur que j’avais affrontées jusque là se dissimuleront dans l’air chaud de l’été.
Le couteau plonge vers moi. Les sourires vainqueurs me paraissent irréalistes : pourtant je les vois encore, et je n’ai plus besoin d’entendre les rires pour deviner ces sons qui me chatouillent le cœur. Je sens la lame me transpercer le cou, je la sens s’intégrer en moi et rompre le dernier lien qui me retenait en vie : ma tête tombe sur le sol, brutalement, accompagnée de mon dernier souffle, et le sable vient me caresser les joues, avec plus d’empathie que toutes ces âmes errantes autour de moi.
Je finis par m’endormir, bercé sûrement par les cris de la foule, qui ne sont plus qu’un murmure lointain. Les visages s’effacent, ne reste plus que le souvenir de ces sourires ignobles. Où sommes-nous pour que les gens puissent apprécier à ce point assister à la mise à mort d’un innocent ? Où sommes-nous pour que cela soit considéré comme un spectacle jouissif ? Moi qui pensais vivre dans un pays civilisé, rempli de gens civilisés… J’ai dû me tromper ; je ne vois ici qu’une foule d’insensés et d’insensibles. Pourtant, il y avait des enfants, je les ai vus : sont-ils nés en petits monstres, juste camouflés par une innocence illusoire dans leurs yeux brillants ? À quel moment ces hommes ont-ils pu devenir à ce point barbares ? Est-ce de naissance, ou est-ce à cause de la société dans laquelle nous vivons ?
On nous parle de respect, on prône la paix dans le monde, tout cela pendant que l’on organise de pareilles tortures, qui devraient faire passer l’envie à quiconque y participe de se regarder dans une glace, trop apeuré à l’idée de se brûler la rétine en fixant le portrait d’un monstre… On nous parle d’humanité, de vivre ensemble, mais ce matin, plus rien n’a de sens à l’ombre de ces paradoxes hypocrites, qui ont sur les consciences un pouvoir soporifique mortel pour les autres.
Aujourd’hui, je m’endors triste. J’ai eu la naïveté de croire que la vie pouvait être juste. Que l’on pouvait vivre dignement, profiter quelques temps d’une existence éphémère mais qui en vaudrait la peine. Que l’on pouvait vivre heureux, en somme. Mais tout cela est faux. Ou bien peut-être ai-je oublié un détail, cette petite chose qui fait que notre sort est différent ?
J’ai cru aimer mon pays, mais maintenant, je me rends compte qu’il m’a menti sur ses soi-disant valeurs. Je meurs en me sentant inférieur. Pour eux, la valeur de ma vie n’était en fait pas égale à la leur. Sont-ils tous des menteurs ou y avait-il des conditions à ces promesses d’égalité ? Peut-être bien que oui, ce doit être cela. Mon pays c’est la France, mais je ne suis qu’un taureau.
Sophie Vandeveugle