Dans notre civilisation, l’homme – créé à l’image d’un dieu et seul doté de la capacité d’exercer son libre arbitre alors que les autres animaux sont totalement déterminés – se vit conférer par les religions et les philosophies rationnelles un pouvoir absolu sur la nature, simple décor, simple ressource, simple environnement mis à sa disposition pour son profit et son caprice.
L’homme fut ce que lui enjoignaient sa religion et sa raison, à savoir, la terreur et l’effroi pour tout ce qui vit sur la terre, dans les eaux et les airs. Ce sont les avancées de la sensibilité, de la compassion, puis la lumière des sciences qui amènent, depuis deux siècles seulement, une prise en considération de la question animale.
Jeremy Bentham (1749-1832), philosophe utilitariste anglais, observait à propos des animaux : « La question n’est pas de savoir s’ils parlent ou s’ils pensent, mais s’ils souffrent ».
La révélation de la théorie de l’évolution des espèces, les découvertes de la paléontologie, de la génétique, de l’astrophysique provoquèrent des blessures narcissiques à l’orgueil humain. L’homme n’est qu’un être vivant doté de sensibilité, sur une petite planète finie, dans un vaste cosmos qui ne doit guère se préoccuper de lui. L’homme n’est le centre de rien et vaut par lui-même ce qui ne signifie nullement qu’il ne possède pas un droit légitime à vivre.
Très lentement, l’approche culturelle de l’animal évolue sous l’influence de ces connaissances et, de simple ressource, de la conception de l’animal machine, on parvient à ce qu’énonce, depuis deux ans, le Code civil français en son article 515-14 : « L’animal est un être vivant doté de sensibilité ». Jusqu’à présent, pour le droit civil, l’animal était un meuble (article 528 du Code civil). Bien sûr, cette déclaration de principe n’emporte pas immédiatement des conséquences très positives pour nos frères en fortune de vivre et en infortune de mourir. Le texte susvisé prévoit d’ailleurs que l’animal peut être approprié. Les conditions d’élevage se sont mêmes dégradées avec l’ère du capitalisme forcené, créateur d’usines à viandes, à lait et à œufs dans lesquelles les animaux de rente sont ramenés au rang de producteurs de profits, de marchandises, à l’instar d’ailleurs de ce que deviennent les humains.
Quant au droit pénal, son évolution indéniable est ralentie par le poids des lobbies qui redoutent des atteintes à leurs intérêts et pratiques culturelles. Ainsi, la loi de 1850 dite Gramont punissait le fait d’exercer publiquement des actes de cruauté à l’encontre des animaux domestiques. L’important était le caractère public des mauvais traitements et le législateur pensait alors aux chevaux de trait et de transports que les charretiers violentaient, dans les rues, sous le regard des passants troublés par cette brutalité. L’humain était davantage protégé dans sa sensibilité que le cheval.
Il fallut attendre un siècle pour que l’exigence de la publicité des actes de cruauté disparaisse de la loi pénale qui, désormais, punit tous les actes de cruauté envers les animaux domestiques ou tenus captifs. Reste que pour être protégé des actes de violences brutales, l’animal doit être domestique ou tenu en captivité. L’animal sauvage demeure une chose sans maître ce qui en langage pudique de juriste s’énonce : « res nulius ».
Il va de soi que l’omnipotent et très minoritaire lobby chasse ne saurait souffrir que son « gibier » et ses « nuisibles » bénéficient d’une quelconque protection. Les chasseurs s’émeuvent dès que le législateur manifeste la moindre empathie pour l’animal en général, et les gouvernants doivent assurer le lobby que la réforme ne modifiera en rien les pratiques de mort en usage traditionnel ici ou là. Il en fut ainsi lorsque le code civil fut modifié, comme rappelé ci-dessus. Or, un coup porté à un renard ferait-il moins mal que le même coup porté à un chien ? Un chevreuil soumis aux morsures et aux déchirures des balles souffrirait-il moins que la chèvre domestique ? La fouine piégée ressentirait-elle moins le stress et l’épreuve de la mort que le chat de compagnie ?
La distinction opérée par le droit positif actuel est absurde et ne saurait tenir longtemps. Elle n’a pas d’autre raison d’être que les commodités des puissances politiques du temps. Qu’il soit de compagnie ou vivant à l’état libre, l’animal possède un système nerveux lui faisant éprouver le principe du plaisir/déplaisir. Il n’y a pas lieu de distinguer là où la nature des choses ne distingue pas. Tout animal n’est-il pas un être vivant doté de sensibilité ? Or, le droit actuel ne prend en considération l’animal sauvage que sous l’angle de l’espèce. Il ne jouit occasionnellement d’une protection qu’à titre de conservation d’un « patrimoine naturel ». Ainsi, détruire un individu d’une espèce protégée constitue un délit correctionnel, mais en raison de l’intérêt patrimonial de cette espèce et non parce que cet individu ressent la souffrance. Pour harmoniser le droit, satisfaire à sa cohérence, il suffirait de supprimer des normes juridiques les notions infondées et floues de « domestiques » et « tenus en captivité ».
Un fait divers monstrueux illustre l’absurdité de la notion de « tenu en captivité ». En ce début d’année, dans le département des Hautes-Pyrénées, trois sadiques s’emparèrent d’un hérisson, animal vivant à l’état libre. Ils le frappèrent à coups de pieds, le jetèrent contre un mur et, après des violences cruelles, finirent par l’enflammer vif, jouissant des souffrances ainsi infligées. Malgré la dangerosité avérée de ces individus, potentiels tortionnaires d’humains vulnérables, le ministère public n’engagea pas de poursuites sur le fondement de l’article 521 du code pénal, au motif que le malheureux hérisson tourmenté n’était pas « un animal captif ». Or, dès qu’il est entre les mains de l’homme et à sa seule merci, qu’il a cessé d’être libre, l’animal ne devient-il pas captif ? Faut-il une durée de captivité préalable aux actes de tortures pour que cet être sensible reçoive la protection de la loi ?
Dans notre exemple, il ne fait aucun doute que si les pervers avaient détenu le hérisson une semaine avant de le supplicier, ils auraient commis le délit d’actes de cruauté à l’encontre d’un animal devenu captif. La détention absolue et définitive, mais trop brève, empêche la société de se prémunir face à des individus qu’il faudrait neutraliser par la prison faute de pouvoir les guérir de leur dérangement moral et mental. Pour assouvir la pulsion de violence et de mort de certaines strates de la société, le législateur français se contorsionne pour déroger à une règle qu’impose la raison et l’élémentaire logique. L’animal vivant à l’état libre peut bien être un être doté de sensibilité, il échappe à la protection à l’encontre des actes de cruauté car des hommes veulent exercer sur lui de tels actes et qu’il ne faut pas les en priver.
Il convient par ailleurs de relever que la loi française avoue explicitement que la torture tauromachique est un acte de cruauté puisqu’il a fallu prévoir expressément une dérogation en faveur d’une telle tolérance sous l’article 521-1 du Code pénal qui réprime les actes de cruauté envers les animaux. Ainsi, dans notre droit positif, l’hommage du vice à la vertu est rendu sous réserve que la vertu ne contrarie pas trop le vice.
Des décennies furent nécessaires pour l’adoption imparfaite et laborieuse d’un droit protecteur de l’animal, droit qui reste à édifier pour qu’il devienne intelligible. L’obstacle tient au poids politique de minorités arriérées qui nient le caractère sensible de leurs victimes pour mieux les maintenir en servitude et en défouloirs de leurs pulsions. Combien de temps faudra-t-il pour que s’énonce un véritable statut de tout animal ? Combien de temps nécessitèrent les abolitions des jeux du cirque, de l’esclavage, de la question, de la peine de mort ?
Que de crimes commis aux noms des traditions, des us et coutumes, des ignorances des foules !
Gérard Charollois
Président de la Convention Vie et Nature
Une Force pour le Vivant