En décembre 2014, Robert Margé, organisateur des corridas de Béziers, se faisait rattraper par le fisc pour de graves irrégularités sur les montants de TVA versés. Il s’était en effet auto-octroyé pendant trois années de suite un taux de TVA réduit au lieu du taux normal, ceci au mépris de la réglementation fiscale qui n’a jamais considéré la corrida comme relevant d’un bien culturel et qui l’a confirmé sans ambiguïté en 2012.
Nous avions consacré un article à l’analyse des comptes de sa société, montrant que la motivation réelle de cette fraude était probablement de masquer une situation de mise en faillite. Robert Margé avait annoncé qu’il s’agissait à ses yeux d’un acte militant, commis de concert avec deux autres organisateurs de corridas, Simon Casas à Nîmes et les frères Jalabert à Arles. Pour compléter notre enquête, nous nous sommes donc également procurés les bilans comptables de la société Jalabert Frères (notons que ceux de Simon Casas n’ont pas été déposés depuis plusieurs années, ce qui constitue une irrégularité sérieuse).
Un résultat positif artificiel qui cache un déficit chronique
Les pertes cumulées par la société se traduisent par un report à nouveau de -165.911 euros en 2013, que ne compensent pas des subventions publiques de 82.812 euros la même année, soit sept fois plus qu’en 2012 où elles s’élevaient à 11.578 euros. Ces pertes n’ont rien de surprenant, les corridas n’étant plus depuis très longtemps une activité rentable, même dans les plus grandes arènes. A titre d’exemple, Bayonne, l’une des principales villes tauromachiques de France, a cumulé plus d’un million d’euros de pertes depuis 2006. Le résultat positif de l’exercice 2013 semble d’autant plus remarquable pour Jalabert Frères puisqu’un bénéfice de 240.946 euros est dégagé d’après les informations données dans la liasse fiscale. Curieusement, l’annexe réalisée par l’expert-comptable fait, quant à elle, état d’une perte de 212.708 euros dans le tableau intitulé « Résultats des 5 derniers exercices ». Aucune explication n’est donnée sur cette contradiction.
Quoi qu’il en soit, le résultat bénéficiaire n’est en fait qu’un artifice comptable. En effet, une reprise sur provisions de 314.136 euros y est prise en compte. Cette somme correspond aux provisions comptabilisées en 2011 (80.835 euros) et 2012 (233.301 euros) par la société puisqu’à l’époque, les frères Jalabert, à l’instar de Robert Margé à Béziers, ont appliqué illégalement le taux réduit de TVA sur les recettes liées à la corrida, au lieu du taux normal. Comme pour Margé, ces montants proviennent donc du différentiel de TVA.
Comment ces provisions peuvent-elles alors être considérées comme créditrices? Le commissaire aux comptes explique de façon embarrassée que Jalabert Frères a effectué la reprise des provisions au 31 décembre 2013 alors que la société fait l’objet d’un contrôle fiscal depuis le 2 avril 2014 et qu’à ce jour, les conclusions de l’administration fiscale ne sont pas encore rendues. Autrement dit, Jalabert Frères a fait le pari que les conclusions de l’administration fiscale lui seraient favorables en dépit de déclarations extrêmement claires de la Direction générale des finances publiques qui a toujours maintenu que seule la TVA au taux normal doit s’appliquer à ce type d’activité.
Des comptes largement négatifs malgré plusieurs palliatifs
La société a donc annulé les provisions pour 2011 et 2012 dans ses comptes et ne s’est, bien sûr, pas préoccupée d’une éventuelle provision pour 2013, année également contrôlée par le fisc et où le taux réduit de TVA a été de nouveau illégalement appliqué. Pourquoi une telle décision? Probablement pour la même raison que dans le cas des comptes de Robert Margé. Sans cela, les capitaux propres de Jalabert Frères présenteraient un niveau catastrophique qui serait synonyme d’une mise en faillite de la société.
En effet, si l’annulation des provisions n’avait pas été effectuée en 2013, alors:
- le résultat de l’exercice se traduirait non pas par un bénéfice de 240.946 euros mais par une perte de -73.190 euros
- les capitaux propres de la société ne seraient plus de 321.051 euros mais de 6 915 euros
À noter qu’en 2013, une augmentation de capital de 70.016 euros a eu lieu. Cela veut dire que des actionnaires, déjà présents ou nouveaux venus, ont injecté cette somme supplémentaire dans le capital. Opération parfaitement légale, mais qui souligne le problème de liquidités rencontré par cette société.
Quoi qu’il en soit, cette augmentation de capital ajoutée à la rallonge de subventions pour un montant à peu près identique sont largement insuffisantes pour combler les pertes. En effet, non seulement le redressement prévisible viendra tôt ou tard démentir l’annulation irréaliste des provisions sur TVA pour 314.000 euros, mais il faudra y ajouter le redressement de TVA potentiel sur 2013. On n’en connaît pas précisément le montant, mais au vu des prestations de service vendues en 2013 pour des montants supérieurs à ceux de 2012, on peut penser qu’a minima, ce redressement sera aussi élevé que celui concernant 2012, soit 233.000 euros de pertes supplémentaires au minimum, ce qui conduirait à des capitaux propres très largement négatifs (de l’ordre de -226.000 euros ou pire), rendant la liquidation de l’entreprise inévitable.
Faillites en série
On l’a vu, des contrôles fiscaux ont été diligentés à Béziers, Arles et Nîmes, ainsi que probablement dans plusieurs autres villes tauromachiques, suspectes a priori d’avoir tenté le même type de fraude sur les taux applicables de TVA. On peut se poser la question de la responsabilité des commissaires aux comptes dans ces différentes affaires. Il est extrêmement surprenant qu’aucun n’ait déclenché une procédure d’alerte auprès du procureur de la République. Si les manœuvres comptables de Margé, Casas, Jalabert et consorts sont reconnues par le fisc comme délits de fraude fiscale, les commissaires aux comptes défaillants dans leur mission risquent jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 75.000 euros d’amende.
En ce qui concerne Béziers, les premières sanctions financières viennent de tomber et devraient être suivies par d’autres. Il serait surprenant que les services fiscaux changent d’opinion en examinant les bilans tout aussi contestables d’autres sociétés ayant triché exactement de la même façon. On peut donc, sans grand risque, prédire que Jalabert Frères sera à son tour redressé pour ne pas avoir appliqué la réglementation fiscale en vigueur en toute connaissance de cause. Viendront ensuite leurs équivalents à Nîmes et ailleurs, au premier rang desquels Simon Casas qui semble être à l’origine de cette stratégie désespérée d’auto-réduction de la TVA, ainsi qu’il s’en expliquait dans les médias dès 2011.
La conséquence ultime de ce château de cartes qui s’effondre devrait être une série de mises en faillite retentissantes parmi les entreprises organisatrices de corrida en France.
David Joly et Roger Lahana
Huffington Post, 6 février 2015