On peut discuter à l’infini sur les raisons qui font qu’on aime ou qu’on déteste la corrida. Ceux qui sont dans le premier cas vont la considérer comme un art, un spectacle culturel, une tradition à préserver, niant tout ce qui pourrait ternir la haute image qu’ils s’en font. Ses opposants vont mettre en avant la réalité crue des faits : une série codifiée de tortures à l’arme blanche infligées à des animaux jusqu’à ce qu’ils succombent devant un public qui s’en réjouit.
Il est peu probable que les uns parviennent à convaincre les autres, tant il s’agit de positions irréconciliables. Au-delà du débat d’opinion, il existe pourtant une définition de la corrida qui s’impose à tous sans exception. La corrida présente en effet la particularité de figurer dans le Code pénal, qui décrit de façon exhaustive les infractions et leur répression.
Les articles de loi couvrent trois types d’infractions : les contraventions (qui relèvent d’une indiscipline à l’égard des règles de vie en société), les délits (transgressions de normes sociales) et les crimes (violences extrêmes). Les délits les plus courants sont le vol, l’escroquerie, le chantage, les discriminations, le port d’arme non autorisé, les agressions sexuelles, les comportements violents à l’égard d’êtres humains et enfin, les sévices graves et actes de cruauté envers des animaux. C’est dans ce dernier cas qu’apparaît en toutes lettres la corrida sous son nom francisé de course de taureaux (article 521-1, Livre 5 « Des crimes et délits »).
Du point de vue de la loi française, la corrida est un délit qui consiste à infliger des sévices graves et actes de cruauté envers des animaux. Ce qui fait des toreros des délinquants et des spectateurs leurs complices.
Il se pratique environ une centaine de corridas par an dans notre pays, non pas clandestinement (puisque s’agissant d’un délit), mais ouvertement en toute impunité et, de surcroît, sous protection policière mise en place par les préfets des départements concernés. Pire, ceux qui s’opposent à la pratique de ce délit sont souvent victimes de brutalités venant des aficionados, voire même des forces de l’ordre.
Cela est rendu possible par l’alinéa 11 de l’article de loi cité plus haut, qui crée une immunité de peine au bénéfice de la corrida : « Les dispositions du présent article ne sont pas applicables aux courses de taureaux lorsqu’une tradition locale ininterrompue peut être invoquée. »
Remarquons que la notion de « tradition » est à l’appréciation de chaque juge, qu’elle est considérée comme « locale » pour tout département ayant au moins une commune taurine et que si elle est « ininterrompue », c’est parce qu’elle a été pratiquée en toute illégalité pendant un siècle, un peu partout en France, y compris à Roubaix, Paris, Lyon, Bordeaux, Toulouse, etc.
En effet, lorsque la corrida est arrivée en France il y a cent soixante ans, elle est aussitôt tombée sous le coup d’une loi qui l’interdisait (la loi Grammont). Très vite, elle fut rejetée par une large majorité de spectateurs dégoûtés par autant de barbarie. Elle se mit à disparaître de la plupart des grandes villes. Mais les populations du sud de notre pays refusèrent d’appliquer la loi, élus en tête. Après des décennies de sédition et d’émeutes violentes, ce fut l’État qui céda.
En 1951, l’alinéa 3 (devenu de nos jours alinéa 11) dépénalisa la pratique de la corrida, faute de parvenir à l’empêcher, dans une vingtaine de communes du sud de la France. Il fut étendu à douze départements au début des années 2000 par une décision de justice.
Bien que faisant partie des douze départements tolérant les corridas, le Var n’en a plus organisé depuis 2010 et la Haute-Garonne depuis 2016 grâce à l’action militante anticorrida.
Dans ses conférences, Matthieu Ricard souligne toute l’absurdité de cette exception en deux phrases :
« La corrida est interdite partout où elle n’est pas pratiquée.
Elle est autorisée partout où on la pratique. »
Immunité n’est pas légalité
Avant d’aller plus loin, il est important de relever le point suivant : ce n’est pas parce qu’un délit est couvert par une immunité qu’il devient légal. Un cas bien connu du grand public est l’immunité parlementaire : si un député commet un délit pendant son mandat, il ne peut être poursuivi que si son immunité est levée. Cela ne l’autorise pas à commettre des délits tant qu’il est député et cela ne rend pas légaux pendant son mandat le trafic d’influence, le détournement de fonds publics ou la corruption. Les délits restent des délits et il est illégal de les commettre. Mais ils ne peuvent être poursuivis qu’une fois l’immunité levée.
En ce qui concerne la corrida, aucun dispositif de levée d’immunité n’est prévu par la loi. Un torero peut torturer des taureaux selon les rituels de la corrida aussi souvent et aussi longtemps qu’il le souhaite, à la seule condition qu’il le fasse dans les départements exemptés de poursuites, y compris dans des lieux privés. S’il le fait ailleurs en France, il sera aussitôt poursuivi et condamné.
La légalité n’est pas un brevet d’honorabilité. Une torture, même dépénalisée, reste une torture. Lorsque l’esclavage était légal, il n’en était pas moins ignoble. Et l’excision de fillettes a beau être une tradition locale ininterrompue dans certains lieux, y compris en France, elle est interdite et réprimée partout. Notons que, dans le cas de la corrida, l’immunité est définie géographiquement, ce qui signifie que les mêmes actes sont punissables sur 90 % du territoire national, mais dépénalisés dans les 10 % restants. Il y a donc une rupture d’égalité des citoyens devant la loi suivant le lieu où ils commettent ce délit.
Qu’en dit le Conseil constitutionnel ?
Une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) a été soumise en ce sens au Conseil constitutionnel en 2012 par le CRAC Europe pour la protection de l’enfance et l’Association Droits des animaux. Malgré un avis favorable à l’annulation de l’immunité par le Conseil d’État, les « Sages » ont finalement tranché pour sa compatibilité avec la Constitution et donc son maintien. Cela n’a pas fait de la corrida une activité à la légalité confirmée, contrairement à ce qu’on a pu entendre ou lire depuis, parfois par abus de langage, mais le plus souvent pour habiller de respectabilité des goûts pervers de souffrance animale donnée en spectacle.
Dans le rendu de son jugement, le Conseil constitutionnel a explicitement confirmé que la corrida restait définie par l’article 521-1 comme un délit. Il a simplement statué sur le fait que l’immunité couvrant la zone tauromachique était compatible avec la Constitution.
Abroger l’immunité, c’est abolir la corrida
La corrida est un délit, c’est le Code pénal qui le dit. Cette définition s’impose à ses thuriféraires autant qu’elle conforte l’opinion de ses opposants, et ce, indépendamment de tout point de vue éthique ou partisan, mais purement juridique.
Quiconque commet ce délit encourt jusqu’à 75 000 euros d’amende et cinq ans d’emprisonnement.
Cependant, les toreros et leurs complices échapperont à toute poursuite tant que l’alinéa 11 qui les protège sera en vigueur.
Lors de la législature 2012-2017, cinq députés ont soumis des propositions de projet de loi (PPL) identiques, demandant l’abrogation de cet alinéa, ainsi que deux autres PPL portant uniquement sur l’interdiction d’accès aux mineurs. Aucune de ces PPL n’a jamais été soumise au débat dans l’hémicycle. Il faut savoir que l’ordre du jour est défini principalement par le gouvernement. Les groupes parlementaires peuvent imposer la mise à l’ordre du jour d’un certain nombre très limité de PPL, mais jusqu’à présent les présidents de groupe ont toujours favorisé d’autres sujets que celui de la corrida.
Depuis mai 2017, un nouveau gouvernement et de nouveaux députés ont pris leurs fonctions. Un groupe d’étude sur la condition animale a été créé à l’Assemblée et les parlementaires qui l’encadrent ont mis l’abolition de la corrida en tête de leurs priorités, ou si nécessaire, dans un premier temps, l’interdiction pour les mineurs d’aller voir des corridas ou de participer à des écoles de tauromachie (il en existe six dans le sud de la France, qui recrutent dès l’âge de 8 ans).
Un projet de loi d’abolition présenté par Aymeric Caron (LFI) a atteint le débat en séance plénière dans l’Hémicycle fin 2022, mais il a été retiré par ce dernier face aux centaines d’amendements d’obstruction qui rendaient son examen impossible dans le délai imparti par la niche parlementaire concernée.
Abolir la corrida ne va pas compliquer le Code pénal, cela va le simplifier en supprimant une exception qui crée une impunité insensée.
Il appartient à tous les citoyens d’agir auprès de leurs représentants élus pour que la question de l’abolition de la corrida soit enfin portée au débat dans l’hémicycle. Nul doute que le vote qui en résultera permettra enfin de rendre la corrida illégale sur la totalité du territoire français.