La corrida, c’est le monde de la tricherie et de la lâcheté sous toutes ses formes, dans le seul but de donner en spectacle l’agonie et la mort d’un ruminant qui, de façon naturelle, n’est le prédateur d’aucune espèce. Il est intéressant de souligner qu’en plus de toutes les autres duperies dont est victime le taureau promis à la torture, s’en ajoute une qui reste peu souvent décrite : le fait que les bovins sont myopes. Les seules choses qu’ils parviennent à voir avec une certaine précision, en dehors de ce qui est tout près de leurs yeux (en général, l’herbe dont ils se nourrissent), ce sont les formes en mouvement, systématiquement interprétées comme des risques de danger.
Dans une corrida, le torero est habillé de vêtements moulants, ce qui le rend quasiment invisible dès lors qu’il reste immobile (aucun élément de son accoutrement ne bouge, même s’il y a du vent). Le seul objet qu’il va mettre en mouvement, c’est sa cape et c’est bien la seule chose que va distinguer le taureau, qui va la charger – plutôt que l’humain qui la tient – pour répliquer à ce qu’il interprète comme une agression et qui n’est en fait qu’un leurre aux contours flous et inconsistants.
Chez les mammifères, les yeux des prédateurs (humains compris) sont sur l’avant du crâne, ce qui optimise leur vision binoculaire afin d’avoir une perception précise des distances.
En revanche, ceux de la plupart des herbivores sont de part et d’autre du crâne, ce qui optimise leur vision latérale afin de repérer plus facilement l’approche d’agresseurs éventuels. L’inconvénient majeur est qu’il s’agit majoritairement d’une vision monoculaire, donc imprécise. La partie binoculaire est extrêmement restreinte.
Chez les taureaux, les zones monoculaires sont de 110° à gauche et à droite (partiellement occultées par les cornes), la zone binoculaire est de seulement 20° vers l’avant et, de plus, la forme du crâne en avant des orbites crée un angle mort allant jusqu’à 1 m 25 devant la tête du taureau.
Pendant le déroulement d’une corrida, la qualité de la vision du taureau va être directement affectée par ce qu’il subit.
Les yeux des taureaux sont sous contrôle d’un muscle rétracteur, inexistant chez l’être humain. Lorsque le bovin est effrayé ou stressé, ce qui est de toute évidence le cas pendant une corrida, ce muscle va faire reculer les yeux à l’intérieur des orbites. La conséquence en est une augmentation de l’angle mort frontal. Le taureau ne voit plus rien de ce qui se trouve devant lui, ce qui va bien sûr le handicaper s’il charge sans distinguer ce qui se trouve sur sa trajectoire.
De plus, lorsqu’il subit un choc, comme par exemple s’il fonce contre la palissade qui encercle le sable ou encore lorsqu’il se cogne pendant le premier tercio de façon répétée contre le cheval, voire lorsqu’il tente de le soulever, des hématomes peuvent se former à l’intérieur de ses globes oculaires, ce qui va diminuer encore plus sa vision durant tout le reste de la corrida.
La conséquence des coups des piques est la lésion de muscles qui lui permettent de garder la tête haute, une position dont le matador ne veut pas puisqu’elle rendrait quasiment impossible la mise à mort telle qu’elle se pratique.
La position tête baissée favorise l’apparition de microhémorragies rétiniennes, comme cela a été observé à maintes reprises. Le sang qui s’infiltre dans la rétine induit la destruction des éléments nerveux indispensables à la vision, ce qui réduit d’autant l’acuité visuelle.
L’hémorragie causée par les banderilles et la fatigue cumulée lorsque le taureau parvient au troisième tercio causent une diminution de l’oxygénation des tissus et une production d’acide lactique, ce qui inhibe les contractions musculaires. Cela a aussi des conséquences sur la vision en raidissant les muscles ciliaires responsables de l’accommodation. Le stress se traduit également par une augmentation d’adrénaline, qui engendre une dilatation anormale prolongée des pupilles. Le résultat est une baisse sensible de l’acuité visuelle. De ce fait, plus que jamais, le taureau va préférer charger le large tissu agité par le torero – qui est le plus visible pour lui – plutôt que le torero lui-même, dont il ne distingue quasiment plus rien. A tout cela s’ajoute la poussière soulevée qui provoque un début de conjonctivite se traduisant par des larmoiements et donc une gêne oculaire supplémentaire.
Il s’agit là de la principale raison pour laquelle le matador crie régulièrement : le taureau n’y voyant quasiment plus rien, il faut l’attirer par le son. Dans un état de semi-inconscience, l’animal souffre, dans la dernière partie de son calvaire, d’une énorme diminution de sa vision normale due à plusieurs facteurs cumulés :
- Fixation constante de son regard sur la cape
- Inflammation de ses globes oculaires pour les raisons décrites ci-dessus
- Mouvements rapides répétés face à lui
- Douleur intense causée par les coups de piques et les banderilles qui sont restées plantées dans son dos
- Intense fatigue musculaire le mettant en état d’épuisement.
Lorsqu’il a la tête baissée au plus bas, son champ de vision est restreint à son maximum.
C’est le moment choisi par certains matadors pour frimer de façon ridicule afin d’émouvoir un peu plus la foule des spectateurs – ou plutôt des gogos qui croient y voir une bravoure ou une maîtrise hors du commun – en se tenant immobiles à côté du taureau le doigt pointé ou en se postant devant lui à genoux, parfois même en lui tournant le dos, en un simulacre de défi.
Ils ne prennent en fait aucun risque : non seulement l’animal est épuisé, mais il ne voit plus rien ou presque de ce qui se passe devant lui.
Dans sa thèse en pharmacie consacrée à la vision du taureau en 2002, Renaud Valette, par ailleurs aficionado non dissimulé, écrit : « A ce stade terminal, il est certain que la vue du taureau de combat a fortement diminué puisqu’il ne charge quasiment plus, se défend sur place et tend à s’immobiliser en se cadrant. Les toreros signalent qu’à ce moment du combat, l’œil du taureau est larmoyant, parfois irrité […]. Cependant, il est sûr qu’au moment de la mise à mort, la vision du taureau devient négligeable et parfois quasi nulle. »
La corrida n’a rien d’un combat et tout d’une exécution codifiée, nous l’avons souvent dit. Une fois encore, elle se révèle pour ce qu’elle est : une pratique lâche et perverse, consistant à torturer jusqu’à la mort non pas « un fauve », mais un ruminant myope, berné par un leurre insaisissable et transpercé de piques, harpons, lames et poignard jusqu’à ce qu’il succombe.
Roger Lahana
Sources :
- Fundamentos anatomo-funcionales de la visión en el Toro de Lidia, Prof R. Martín Roldán, Catedrático de Anatomía de la Universidad de Madrid, 1976
- Sobre la vision en el toro de lidia, José Enrique Zaldivar, Cavicornio, 2011
- La vision chez les bovidés, cas particulier du taureau de combat, Renaud Valette, thèse en pharmacie, Université de Nancy 1, 2002.
- Estudio sobre la vision del toro, interview de Juan Manuel Bueno, Opinion y Toros, 2012
- La mirada del toro, interview de José Morente, Taller de toros, 2014