Hemingway et Picasso, idoles pathétiques des aficionados

Les aficionados aiment à citer des artistes célèbres férus de corridas pour tenter de donner une respectabilité culturelle à leurs spectacles de torture. Les deux noms qui reviennent le plus fréquemment sont ceux d’Ernest Hemingway et de Pablo Picasso. L’un et l’autre ont marqué l’histoire de leurs arts respectifs par leur imagination féconde et la puissance de leurs œuvres. Ces deux grands créateurs représentent-ils pour autant des exemples si recommandables que cela ? C’est plutôt l’inverse. Comme quoi, chercher une caution morale chez n’importe qui, même une idole, est toujours un terrain glissant. Qu’on en juge…

Ernest Hemingway, l’impuissant bipolaire qui finit par se suicider

Hemingway n’a eu de cesse, dans ses livres comme dans sa vie, de vanter l’image du mâle dominant, sûr de lui, courageux, aventurier à qui rien ne résiste. Il est probablement le prix Nobel de littérature le plus connu du grand public, même des décennies après sa mort.

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Ce n’est qu’en 1991 que son dossier médical a été rendu public, éclairant son œuvre et ses prises de position sous un jour nouveau. Il a souffert toute sa vie d’une maladie génétique, l’hémochromatose, diagnostiquée quelques mois avant sa mort. Les effets de cette pathologie sont nombreux : impuissance chronique, troubles de la libido, douleurs articulaires, problèmes hépatiques et cardiaques, diabète, hypogonadisme (équivalent à une castration), confusion mentale.

De fait, il a connu tous ces symptômes de façon de plus en plus aiguë tout au long de sa vie. Vers la fin de sa vie, son diabète provoque un début de cécité. Son impuissance devient totale. Ce qu’on appelait alors sa folie (il s’agissait de trouble bipolaire) l’a conduit à être traité à plusieurs reprises par électrochocs. Après une dernière séance, il rentre chez lui et deux jours plus tard se suicide d’un coup de fusil, lui qui avait publiquement traité son père de lâche pour avoir fait de même.

Sa maladie étant génétique, elle a peut-être joué un rôle majeur dans les autres suicides qui ont touché sa famille : en plus de lui, se sont également donnés la mort son père, son frère, sa sœur et sa petite-fille.

On comprend alors de façon totalement différente ce qui a pu l’attirer dans la corrida : une envie de destruction impitoyable, une symbolique sexuelle perverse (le matador en collants moulants pénètre le taureau de son épée pour offrir un orgasme par procuration à la foule des spectateurs voyeurs), une violence exacerbée contre la vie et l’innocence (celle d’un herbivore que l’on fait passer pour un fauve et que l’on fait longuement agoniser).

D’ailleurs, dès 1932, il écrit dans « Mort dans l’après-midi » une critique virulente de ce qu’il nomme « la corrida décadente », celle qui a pris le pas sur la forme bien plus brutale qu’elle avait auparavant. Elle se pratique sur la base de tricheries graves et « de procédés peu glorieux » pour affaiblir et désorienter le taureau avant son entrée dans l’arène. Cela ne l’empêchera pas de continuer à assister à des corridas pendant près de trente ans de plus, confirmant ainsi le goût pervers qu’il ressentait pour ce simulacre où tout est tromperie et où rien n’est noble.

Pablo Picasso, le tyran obsessionnel à l’infidélité compulsive

On ne compte plus le nombre de femmes que Picasso a entraînées dans son lit, parfois sous les yeux furieux de l’une ou l’autre de ses épouses.

picassoLa plupart de ses conquêtes étaient rejetées aussitôt consommées. Comme il l’a dit un jour à l’une de ses amantes, « pour moi, il y a seulement deux types de femmes : les déesses et les paillassons ». Beaucoup ont fait des dépressions et plusieurs se sont suicidées.

L’un de ses biographes a écrit : « Les sentiments de Picasso envers les femmes oscillaient entre la tendresse extrême et la haine violente, le point moyen étant l’antipathie, si ce n’est le mépris. »

Il eut sa première expérience sexuelle dans une maison de passes à l’âge de 13 ans, suivant l’exemple de son père qui y allait tous les dimanches après la messe. L’idée que les femmes n’existaient que comme une commodité lui permettant d’avoir du plaisir a imprégné toute sa vie et son œuvre.

Ses critères pour choisir une partenaire sexuelle étaient qu’elle soit à la fois très jeune, d’un naturel soumis et plus petite que lui (il mesurait moins d’1m60). Il lui est arrivé, à certaines périodes de sa vie, d’avoir à la fois une épouse, une maîtresse attitrée et plusieurs amantes de passage. Cela ne l’empêchait pas de consacrer à chacune de ses épouses de nombreuses toiles devenues pour la plupart célèbres. Mais le prix à payer pour être l’une des muses de Picasso était l’humiliation permanente qu’il leur faisait vivre.

Dora Maar, l’une de ses compagnes officielles qui finit par sombrer dans une grave dépression, lui déclara un jour : « En tant qu’artiste, tu es peut-être extraordinaire, mais moralement, tu ne vaux rien du tout. »

Picasso connut une fin de vie qui l’accabla profondément, après tant d’années de débauche permanente : traité pour des problèmes de prostate, il devint totalement impuissant. Les deux dernières femmes de sa vie, l’une son épouse pendant vingt ans et l’autre sa maîtresse la plus aimée, se suicidèrent peu après sa mort. Trente ans plus tard, sa petite-fille Marina a écrit un livre, « Grand-père », où elle détaille à quel point Picasso a détruit toute sa famille. Son petit-fils s’est également suicidé.

Comme avec Hemingway, on peut se demander, au vu de ce que fut sa vie, ce que Picasso pouvait voir de si beau dans les corridas. Il a consacré en effet de très nombreuses de ses œuvres à la tauromachie. Peut-être y retrouvait-il ce goût profond pour la domination et l’humiliation de l’être aimé, pour l’accouplement éphémère entre le matador-séducteur et le taureau-conquête qui se termine toujours par la soumission douloureuse et la mort du taureau, symbole sinistre de l’échec permanent de sa vie affective.

Roger Lahana